À propos du film Joan Baez I am a Noise

Auteur : David Lipson

Portrait de Joan Baez

Joan Baez a 83 ans et 60 ans de carrière derrière elle. Auteure et interprète américaine de musique folk, elle devient une figure incontournable de la contreculture des années 60. Née à New York en 1941, elle est la fille de deux immigrés de première génération. Son père originaire du Mexique arrive aux EU à deux ans Il pense devenir pasteur, puis se tourne vers l’étude des mathématiques et de la physique. Il refuse de travailler au « projet Manhattan » pour construire la bombe atomique à Los Alamos. Il refuse également tout travail dans l’industrie de la Défense pendant la guerre froide. Ces deux décisions exerceront une influence profonde sur sa fille. Sa mère est originaire d’Écosse et elle est la fille d’un prêtre de l’Église épiscopalienne écossaise descendant des ducs de Chandos. La famille Baez vit en Californie et se convertit au quakerisme. La chanteuse, influencée par cette tradition, est une artiste engagée, notamment contre la guerre et l’injustice sociale. D’autant plus que pendant son enfance, Baez a été elle-même victime d’insultes racistes et de discriminations en raison de ses origines mexicaines. Ainsi, elle s’est engagée dans des causes sociales dès le début de sa carrière. Elle a refusé de jouer dans des salles réservées aux étudiants blancs qui pratiquaient la ségrégation, ce qui signifie que lors de ses tournées dans les États du Sud, elle ne jouait que dans des universités noires. Elle est amie et soutien du pasteur Martin Luther King, et multiplie les apparitions lors de manifestations défendant des revendications sociales ou pacifistes. On peut citer, entre autres, la Marche sur Washington en 1963, les manifestations antiségrégationnistes de l’Alabama en 1965, ou encore la visite de camp de prisonniers de guerre américains sous le feu des bombardements pendant la guerre du Viet Nam.

Lors d’une conférence de presse au début de sa carrière elle se présente ainsi :

I don’t feel that I am at this press conference as a star. If we have to put labels on me, I would prefer the first label to be a human being, the second label to be a pacifist, and if we have to have a third it can be folk singer (How Sweet The Sound, 2009, Mary Wharton et Joe Berlinger).

« Je n’ai pas l’impression de participer à cette conférence de presse en tant que star. S’il faut me coller une étiquette, je préférerais que la première soit celle d’être humain, la deuxième celle de pacifiste et, s’il faut en mettre une troisième, celle de chanteur folk. »

L’œuvre de Baez, qui comprend de nombreuses reprises, est variée, allant des ballades anglo-irlandaises au gospel. La chanteuse lance sa carrière au début des années 60 et devient célèbre assez rapidement. 

Joan Baez sort son premier disque en 1960. Le disque est produit par Fred Hellerman du groupe folk the Weavers. C’est un recueil de ballades traditionnelles folks, de blues et de complaintes et il se vend très bien. L’album contient des ballades de Francis James Child telle Mary Hamilton. On peut aussi noter la chanson « El Preso Numero Nueve », entièrement chantée en espagnol. Sa notoriété continue de croître et son visage apparaît sur la couverture de la revue Time en 1962. Peu après, cette soprano, souvent surnommée « la reine du folk » ou encore « la madone des pauvres gens », fait connaitre au public américain ainsi qu’au monde entier un génie méconnu qui s’appelle Bob Dylan. Elle a rencontré Dylan en 1961 et les deux artistes sortent ensemble et se séparent en 1965. Ils apparaissent, alors qu’ils sont toujours en couple en 1965, dans le premier Rockumentaire Dont Look Back de D.A. Pennebaker sorti en 1967. 

En 1967, alors qu’elle est à nouveau incarcérée, elle fait la connaissance de David Harris son futur mari qui est également en prison pour des actes de protestation contre la guerre au Viet Nam.  À la fin de l’année 1968, elle publie ses premiers mémoires, Daybreak. En 1969, son apparition au Festival de Woodstock confirme sa notoriété internationale tant sur le plan musical que politique. À la fin des années 1960, Joan Baez commence à écrire la plupart de ses chansons. On peut citer « Sweet Sir Galahad » ou encore « A Song For David », écrite pour son mari en prison.Depuis qu’elle s’est retirée de la scène en 2019, elle se consacre à l’art de la peinture.

LE FILM – Joan Baez I am a Noise

Les trois réalisatrices

Karen O’Connor et Miri Navasky débutent toutes deux leur carrière en tant que réalisatrices pour l’émission d’enquête Frontline sur PBS dans les années 1990. Elles co-fondent la société de production de documentaires Mead Street Films en 2000. En 2006, elles cosignent The New Asylums, un documentaire sur le système carcéral de l’Ohio qui est nommé aux Emmy Awards.

Elles réalisent avec Maeve O’Boyle le film Joan Baez I am a Noise qui a fait sa première mondiale à la Berlinale en 2023.

À propos du film 

Le documentaire devait initialement prendre pour sujet la tournée d’adieu de Baez en 2018. Celle-ci en profite alors pour se livrer sur des sujets plus personnels.

Elle déclare : « Je voulais laisser un héritage honnête et je leur ai donc donné la clé des archives dans mon unité de stockage. »

Baez a en effet accordé aux réalisatrices un accès inédit à un ensemble d’archives méticuleusement rassemblées par sa mère au fil des années, et auquel Baez n’avait encore elle-même jamais accédé.

Parmi ces archives, se trouvent des documents particulièrement intimes, dont des enregistrements sonores de ses sessions de psychothérapie qu’elle nous livre pour la première fois….

Le film sur Baez évoque deux autres films documentaires. Tout d’abord Dont Look Back de D.A. Pennebaker 1967, déjà mentionné, où Dylan est le personnage central avec Baez en arrière plan. Dans un effet de miroir, I Am A Noise inverse les rôles ; cette fois-ci Baez est le personnage central et Dylan se retrouve au second plan, présent à l’écran seulement une quinzaine de minutes. Le documentaire utilise même des extraits du Dont Look Back (54 :14 – 57 :38) quand elle accompagne Dylan à Londres pour sa tournée.

Le deuxième documentaire avec lequel ce film semble dialoguer est How Sweet The Sound, 2009.  Film hagiographique sur Baez dans la série « American Masters », il met en avant plutôt son militantisme et ses chansons afin de servir l’image de l’icône culturelle, la Madone des pauvres. En revanche, I Am A Noise explore précisément la part d’ombre de la vie de Joan Baez qui est complètement escamotée dans l’autre film.

Autour du film, commentaires et pistes de réflexion

La forme documentaire biopic et son objectivité

Joan Baez : « Je veux dire, si je pouvais écrire toute mon histoire, que cela ait quelque chose à voir avec les faits, personne ne le saura jamais, parce que nous nous souvenons de ce dont nous voulons nous souvenir. Peu importe à quel point nous essayons de nous en tenir à l’histoire exacte, nous finissons par en créer une version plus propre, plus polie de ce que c’était probablement. Nous nous souvenons exactement de ce qui s’est passé, nous nous souvenons exactement de ce qui nous a épargné bien des souffrances. » (extrait du début du film documentaire I am A Noise)

Quelle distance garde le documentaire par rapport à Baez ? 

Le film n’est pas toujours tendre. Il révèle la contradiction fondamentale du personnage : Baez voulait sauver le monde, mais n’arrivait pas à se sauver elle-même ni à s’occuper de son fils…

La forme et le style

  • On remarque beaucoup de plans en contre-plongée, beaucoup de plans style rock star de profil avec halo autour de la tête.
  • Est-ce une stratégie de contrôle éditorial de la part de Baez ? Dans un contexte de prolifération des biopics, reconstitutions fictionnelles ou documentaires, on peut comprendre la tentation de certains artistes de vouloir contrôler leur image et les souvenirs qu’ils laisseront. D’après les entretiens entre Baez et les trois réalisatrices, Baez n’avait pas de contrôle sur la version finale, elle n’avait pas de final cut.
  • On peut se demander si la scène où elle danse pieds nus à Paris (32 :52) est spontanée ou bien calculée et prévue à l’avance.

Le choix de la mise en scène est particulièrement original car le film évoque ses souvenirs à l’aide de séquences d’animation.

  • C’est un choix qui permet de rendre le film plus immersif, mais c’est aussi une manière de rompre avec une forme de neutralité qui est souvent attendue de la part d’un documentaire. 
  • Le film travaille beaucoup la répétition, et l’aspect cyclique, les mêmes chansons sont présentées par Joan Baez jeune et Joan Baez aujourd’hui (« It Ain’t Me Babe», « Fare Thee Well ») ainsi que des images de Joan Baez dansant pieds nus. On peut se demander si cela favorise l’empathie ou bien si cela alourdit le film.

Le thème de l’inceste : 

Joan et sa sœur accusent leur père d’abus sexuels. Baez dit avoir longuement refoulé ce souvenir. Elle ne s’en est rappelé qu’à 50 ans. Ses parents l’ont toujours nié. Maintenant que sa sœur et ses parents sont morts, elle a voulu partager ce secret.

En France, la publication du livre La Familia grande de Camille Kouchener en janvier 2021 a été à l’origine d’un grand mouvement de libération de la parole à ce sujet. Le #MeTooInceste a permis de réunir des dizaines de milliers de témoignages. En mars 2021 une commission d’enquête, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (ou Ciivise), est lancée suite à cet élan.

Dans le monde anglosaxon — pourtant à l’origine du mouvement #MeToo — il ne semble pas y avoir eu un éveil des consciences d’une telle ampleur sur la question. Néanmoins, Joan Baez n’est pas la seule à témoigner. Plus récemment, Andrea Robin Skinner, fille d’Alice Munro, a révélé dans le Toronto Star avoir été victime d’abus de la part de son beau-père Gerald Fremlin. Un secret que sa mère aurait participé à conserver. Sommes-nous en train d’assister aux prémices d’une nouvelle vague de libération de la parole ?

L’héritage de Baez en France : 

Baez est très appréciée en France et il y a beaucoup d’images de Paris dans le film. Pour satisfaire la demande suite à sa tournée d’adieu, il a fallu programmer 15 dates à l’Olympia en juin 2018 et 7 en février 2019 (son fils Gabriel Harris faisait d’ailleurs partie des musiciens).

On peut d’ailleurs citer deux anecdotes liées à ses passages en France :

  • Veillée de Noël à Paris

Le concert de 25 000 personnes devant Notre Dame. En 1980, un grand concert de veillée de Noël a eu lieu sur le parvis de Notre-Dame de Paris, rassemblant pas moins de 25 000 spectateurs. Le point culminant de cet événement a été la reprise de la chanson « Blowin’ in the Wind » par les orgues et les cloches de la cathédrale, dédiée aux enfants du monde entier.

  • Son passage sur Télé-dimanche censuré. 

Le 28 mai 1971, Joan Baez se produit devant une foule de quinze mille personnes au Palais des sports de Lyon, où elle lit publiquement une lettre d’un objecteur de conscience espagnol (c’est encore l’époque de la dictature militaire de Franco). En tant que cofondatrice du Comité international d’aide aux objecteurs de conscience, elle fit don à ce comité de l’intégralité de ses cachets des concerts de Lyon, Châteauvallon (Var) et à la télévision française. Cependant, lors de l’émission en direct Télé-Dimanche, la diffusion fut interrompue après sa première chanson pour l’empêcher de lire un message de soutien aux objecteurs de conscience espagnols emprisonnés.

Dernières remarques et conclusion

Il convient d’avoir en tête que les paroles de certaines chansons prennent un autre sens quand elles sont recontextualisées dans ce film.

Diamonds and Rust

Well, I’ll be damned
Here comes your ghost again
But that’s not unusual
It’s just that the moon is full
And you happened to call

/

Eh bien, je serai maudit 

Voilà ton fantôme qui revient 

Mais ce n’est pas inhabituel 

C’est juste que la lune est pleine 

Et tu as appelé par hasard

Dans la chanson, écrite en 1975, le fantôme c’est Dylan qui l’a appelée un soir de façon inattendue. Or dans le film, c’est son passé qui semble être le fantôme qui la hante.

It Ain’t Me Babe

Go away from my window
Leave at your own chosen speed
I’m not the one you want, babe
I’m not the one you need

You say you’re lookin’ for someone
Who’s never weak but always strong
To protect you and defend you
Whether you are right or wrong
Someone to open each and every door
But it ain’t me, babe
No, no, no, it ain’t me, babe
It ain’t me you’re lookin’ for, babe

Eloigne-toi de ma fenêtre

Pars à la vitesse que tu auras choisie

Je ne suis pas celui que tu veux, chérie

Je ne suis pas celui dont tu as besoin

Tu dis que tu cherches quelqu’un

Qui n’est jamais faible mais toujours fort

Pour te protéger et te défendre

Que tu aies raison ou tort

Quelqu’un qui ouvre toutes les portes

Mais ce n’est pas moi, chérie

Non, non, non, ce n’est pas moi, chérie

Ce n’est pas moi que tu cherches, chérie

La chanson est écrite par Dylan en référence à Suze Rotolo, la compagne de Dylan entre 1961 à 1964, et qui voyait en lui un héros, une sorte de chevalier blanc alors que le chanteur ne voulait pas endosser ce rôle. Dans le film, la personne dont Joan a besoin ce n’est pas Dylan, c’est elle-même, la partie refoulée en elle. Quand elle a commencé sa carrière elle voulait faire la paix dans le monde entier et à la fin de sa carrière elle a fini par faire la paix avec elle-même.

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