Article préparé par Laura Cahier
Le samedi 12 octobre, sixième jour du Festival du documentaire de l’Institut des Amériques, a été l’occasion de mettre à l’honneur le travail du documentariste étatsunien Frederick Wiseman. Durant près de trois heures, le documentaire In Jackson Heights (2015) a transporté le public nombreux du Cinéma Le Studio à Aubervilliers, jusque dans un petit quartier du Queens, à New York.
Ariane Hudelet, maîtresse de conférence en études anglophones à l’Université Paris Diderot et spécialiste des séries télévisées américaines du XXIème siècle, est intervenue en début de séance afin de contextualiser l’œuvre de Frederick Wiseman. Rappelant qu’il est l’un des plus grands documentaristes contemporains, elle a dépeint ce qui fait la spécificité de son œuvre, à savoir sa capacité à filmer des institutions et à en faire ressortir les sens. Aujourd’hui âgé de 89 ans, le réalisateur, scénariste, producteur, monteur et même preneur de son continue d’utiliser la caméra afin de documenter, avec une précision filmique unique, les institutions étatsuniennes.
Dans son quarante-deuxième documentaire, Frederick Wiseman braque sa caméra sur un quartier du Queens, appelé Jackson Heights. Il s’est ainsi rendu avec une équipe de trois personnes durant neuf semaines dans ce quartier newyorkais, dont l’histoire et la vie quotidienne sont marqués par un dynamisme constant et une diversité unique. Le réalisateur nous transporte bien loin des images de New York auxquelles les média de masse nous ont habitués, en nous plongeant dans des réunions d’associations pour les droits des personnes LGBTI et des travailleurs latino-américains, dans les lieux de rassemblement des communautés juives, musulmanes, sud-américaines, dans une maison de retraite ou encore dans la mairie du quartier.
L’esthétique de In Jackson Heights reflète les choix forts et engagés d’un artiste qui se revendique comme auteur de fiction. Si son œuvre se démarque par le refus de toute voix off, de narration ou d’entretiens, Wiseman croit au travail de sélection lors du montage et refuse l’objectivité. La forme filmique du documentaire ainsi que sa durée – plus de trois heures –intègrent le spectateur dans la vie d’un quartier. Les images tournées dans les lieux publics et symboliques de Jackson Heights sont le matériau brut qu’il a ainsi remodelé, au travers de centaines d’heures de visionnage et de montage, afin de sélectionner les instants, les sons et les plans qui, une fois assemblées, permettent d’en représenter les dynamiques sociales et politiques.
Au travers de ce documentaire, Frederick Wiseman semble poser la question de ce qui relie les individus et communautés qui vivent dans un environnement marqué par une diversité culturelle, linguistique et religieuse unique. Derrière une fragmentation de surface, un film séquencé et monté selon un schéma répétitif, Wiseman démontre la force de l’engagement des habitants pour rendre ce quartier vivant ainsi que s’en approprier le destin et les problématiques. La condition des travailleurs migrants, les attaques homophobes, la hausse des prix des loyers, l’installation de grands groupes commerciaux, les menaces sur les 167 langues parlées à Jackson Heights ou la gentrification sont autant de thématiques qui inquiètent les habitants. Pourtant, le travail, les réunions de groupe, la transmission des connaissances et des cultures, la vie associative font de cet espace le creuset d’une société éminemment plurielle et reliée par des synergies dont l’objectif est la préservation de leur quartier face à ces bouleversements.
Finalement, loin des images de Manhattan, du Brooklyn Bridge ou de la 5ème Avenue, le documentaire de Frederick Wiseman dépeint l’envers du rêve américain – l’American Dream, mis à mal par des forces destructrices, liées notamment à l’exacerbation du capitalisme, à la hausse des inégalités économiques, et à une forme d’intolérance par rapport aux droits de certaines minorités ou des migrants. Cependant, au-delà des dysfonctionnements, les habitants de Jackson Heights apparaissent à l’écran comme des acteurs mobilisés pour que leurs communautés continuent de vivre ensemble, dans toute leur diversité. E Pluribus Unum.