La fin des terres, de Loïc Darses est au programme du Festival de cinéma documentaire engagé de l’Institut des Amériques! Il sera projeté le 8 octobre 2019 à 20h30 au cinéma le Studio à Aubervilliers. La projection sera suivie d’un débat avec Serge Jaumain, professeur d’Histoire contemporaine à l’Université Libre de Bruxelles et co-directeur d’AmericaS, le centre interdisciplinaire d’étude des Amériques.
Entretien avec Loïc Darses préparé par Johanna Carvajal González et Caio Narezzi, réalisé le 8 août 2019.
Johanna Carvajal. : Loïc, le film se définit au départ comme ce qu’il est et ce qu’il n’est pas, sans être un manifeste. Quelle est l’intention derrière cette définition ? S’agit-t-il d’une volonté de changement vis-à-vis de la transmission de valeurs ?
Loïc Darses : En fait, oui, justement c’est un film qui dès le départ se définit comme quelque chose qu’il est et qu’il n’est pas, je pense que ça représente deux choses : l’idée d’une volonté de rupture avec des films qui l’ont précédé tout en s’inscrivant dans une tradition mais en mettant un peu la distinction de quelque chose de nouveau. Mais aussi, c’est à l’image de la génération qui s’exprime dans le film, qui n’est pas nécessairement formée idéologiquement ou qui n’est pas encore totalement convaincue de ce qu’elle avance. Je pense que c’est un film traversé par des idées qui sont avancées à demi-mots, dans l’inquiétude, dans l’incertitude, dans le paradoxe et j’ai trouvé intéressant de commencer le film avec ce paradoxe.
J. C. : Tu utilises beaucoup le glitch dans les images. Nous voyons ça de manières différentes : d’abord, nous pensons à l’esthétique de la ruine numérique par rapport à la ruine architecturale, qui apparaît aussi dans le film. Mais l’utilisation du glitch apporte une réflexion sur l’avenir du cinéma qui a changé de support, qui est passé de la pellicule au numérique. Dans le cas du film, as-tu reproduit ça intentionnellement ? Comment as-tu décidé d’utiliser cette esthétique, surtout car tu affirmes au début du film que tu n’utilises pas d’archives de la ruine numérique, de la ruine d’images qui viennent de l’archive ?
L.D. : En fait, ce discours-là sur l’image dans le film tenait beaucoup à mon ami Louis Turcotte qui a signé les images du film mais qui a aussi réalisé les effets visuels qu’on appelle les datamachine dans le film. On trouvait ça intéressant d’une part parce que dans le film justement on part de cette contrainte-là de ne pas utiliser d’image d’archives, on se retrouve ainsi à filmer des lieux, des lieux au présent, des lieux réels, avec un objectif grand-angle dans le but de représenter un peu la vision humaine, de créer ce lien entre les espaces dans lesquels on vit et les gens qui se mêlent à travers ces espaces-là et détruire ces images-là, détruire ce lien avec le réel, avec le territoire, avec les espaces qui sont communs, en tout cas d’une manière assez subversive d’exprimer cette déconnexion qui est nommée par les gens de cette génération-là entre justement leur identité personnelle et une identité qui serait plus collective et cette espèce de désert numérique qui en résulte avec ces images-là qui se déstructurent, qui se défont, parlait beaucoup du monde dans lequel on vit, de la difficulté de représenter des espaces communs, des projets communs, même une sélection commune, je trouve que ça parlait beaucoup en fait.
J. C. : Parlons maintenant du choix de la voix qui accompagne l’image, sans pour autant la décrire. Ce langage accentue le côté monumental de la photographie des lieux filmés qui sont écrasants par leur taille. Dans la plupart des cas, il s’agit d’endroits sans présence humaine, donc vides. On pourrait penser au Québec presque comme une espèce de scénographie ?
L.D. : Oui, c’était un élément de mise en scène littéralement parce que c’est un choix d’abord de filmer ces lieux vides. Il y a parfois des figurants, mais les personnes qui traversent un parc ne sont jamais le sujet, le sujet c’est l’absence, l’absence des personnes, l’absence de projets, l’absence d’idées et c’était un défi pour nous de filmer l’absence sans filmer le vide. Toute l’idée était d’orchestrer ce vide pour qu’on en ressorte avec une émotion, avec une vision du Québec. On trouvait ça beau que le côté humain du film vienne plus par le son et, à travers le montage, d’avoir ces images très stables, très grandiloquentes, parfois oppressantes par le côté majestueux de certaines structures de béton ou grandes mégastructures qu’on a construit dans notre histoire. On a trouvé intéressant l’exercice de lier son et image et qu’à travers cette liaison il y ait peut être de nouvelles façons de voir les choses.
J. C. : Comment perçois-tu la bonne réception du film parmi le jeune public au Québec? Pourquoi crois-tu que le film a provoqué un grand intérêt chez les jeunes?
L.D. : Oui, en fait beaucoup de gens qui étaient dans les salles de cinéma étaient des jeunes, une espèce de public mixte, on avait et des gens d’une première génération et de la génération qui s’exprime dans le film donc les plus jeunes, et je pense que pour la plupart ça a été assez cathartique. Je pense qu’il y en avait plusieurs qui ont été agréablement surpris de voir présentées leurs incertitudes, leurs contradictions, leurs déceptions avec honnêteté, sans volonté de nous montrer mieux ni qui on est ou je pense que ce côté honnête de la représentation des idées a fait beaucoup de bien à plein de gens. C’est la réaction que j’ai eu à la suite de projections où on me disait que ça avait été une expérience très cathartique de visionner le film.
J. C. : Partons du point de vue d’une société multiple, dans un sens plus global, comment crois-tu que le film parle aux différentes nationalités ?
L.D. : J’ai vraiment la conviction que c’est un film qui est universel dans son propos parce que je pense que tous les peuples se posent aujourd’hui ces questions-là, « qui sommes nous ? », « où allons nous ? », comment se définir avec les concepts qui changent, avec l’immigration, l’environnement, le capitalisme, toutes les nations se posent ces questions-là. Après ce qui est peut être plus précis au Québec, ce qui fait que ce film est au Québec, la particularité en étant une situation socio-politique incertaine et irrésolue, ça complique encore un petit peu plus les choses et la notion de flux et d’incertitude se ressent de manière un peu plus féroce chez nous. Mais je pense que tout le monde peut se reconnaître dans les questions qui sont soulevées dans le film.
J. C. : Bien sûr. Je vais te poser une question peut-être sans réponse, comment imagines-tu le film dans dix ans? Penses-tu qu’il sera toujours actuel, moins actuel ? Ou bien, comment espères-tu que le film sera perçu dans les prochaines 10 années ?
L.D. : C’est une bonne question. Je pense qu’une facette de ce travail dont je n’ai pas été conscient en le faisant, était peut-être le côté pérenne de l’oeuvre. Dès qu’il est sorti, beaucoup de gens m’ont tout de suite dit « ah ça va être intéressant de voir ce film-là dans 10, 15, 20 ans, voir si les espoirs qui étaient à son épicentre ou ses inquiétudes se sont révélées vraies ou fausses. Ça va être intéressant aussi de voir les gens qui ont parlé dans le film. Je pense que pour plusieurs le film a été comme une espèce de cliché, un instantané d’un moment précis et que revisiter ce moment-là avec plus de recul va être forcément très enrichissant. Je ne l’avais jamais conçu comme ça, mais c’est vrai que ça peut prendre un autre sens et j’ai l’impression qu’effectivement c’est un film qui peut bien vieillir avec le temps, parce que je pense que c’est un film qui est honnête dans sa forme et dans son propos. Cela va être intéressant de voir à quel point il résonne dans le temps et d’en réévaluer le constat.