A propos de Frederick Wiseman (États-Unis)

In Jackson Heights de Frederick Wiseman sera projeté le samedi 12 octobre à 14 heures au cinéma Le Studio à Aubervilliers! La projection sera précédée d’un accueil musical en partenariat avec le festival Villes des Musiques du Monde et d’une introduction par Ariane Hudelet, maître de conférences au Laboratoire de recherche sur les cultures anglophones (LARCA) à l’Université Paris Diderot.

Après le film, assistez à la parade « Nos Amériques », organisée par le Festival Villes des Musiques du Monde, qui prendra son départ au métro Fort d’Aubervilliers à 18h, puis rejoignez la Soul Train Party à 20 heures au Fort d’Aubervilliers!

Article préparé par Elcira Leyva Quintero et Eva-Rosa Ferrand Verdejo

Photogramme de « In Jackson Heights », de Frederick Wiseman (crédits: Sophie duLac)

In Jackson Heights est un long-métrage documentaire qui reflète la vie quotidienne d’un quartier de classe moyenne à New York : il s’agit d’un quartier extrêmement diversifié que ce soit sur le plan culturel, ethnique, linguistique ou religieux. Ces personnes, les habitants du quartier, que tout semble séparer, font néanmoins face à une problématique qui est commune à l’ensemble des États-Unis : l’avancée d’un État néolibéral qui a tendance à effacer les différences culturelles et à privilégier les intérêts économiques de certains au détriment des droits sociaux des autres. Ce film rend hommage aux liens de solidarité, de fraternité, de compassion et d’entre-aide qui surgissent lorsque l’État ne fournit pas l’aide nécessaire aux bonnes conditions de vie de tous ses citoyens.

Ce film est l’avant dernier long-métrage produit et réalisé par Frederick Wiseman, grand nom du cinéma documentaire international. Wiseman nait en 1930 et suit une formation en Arts à Williams College et, surtout, en droit à l’Université de Yale. Ses études de droit lui ont sans aucun doute donné un regard critique sur la société, un point de vue que l’on retrouve dans la totalité des près de 45 films qu’il a produits et réalisés. Après avoir enseigné quelques temps le droit à l’Université de Harvard, il commence sa carrière cinématographique en produisant en 1963 le film The Cool World, dirigé par Shirley Clarke. Quelques années plus tard (1967) il se lance dans son premier long-métrage documentaire, Titicut Follies, qui s’intéresse à un centre pénitencier psychiatrique. Ce film adopte déjà l’esthétique qui sera propre à tous les films du réalisateur : une caméra spectatrice, sans voix-off, sans interviews et, en apparence, sans médiation.

Nous proposons dans cet article une approche globale et rétrospective de l’œuvre de ce cinéaste.

Cinéma d’observation ? Cinéma engagé ?

Frederick Wiseman (crédits: Sophie duLac)

Bien qu’il refuse d’être catalogué dans une quelconque catégorie, la façon si particulière de filmer de Wiseman a fait que ses films ont souvent été qualifiés de cinéma d’observation. En effet, son travail semble proposer une approche immédiate de la réalité quotidienne de diverses institutions –principalement– états-uniennes, sensation qui est le produit d’une caméra en apparence brute et sans scénario. Ce n’est pourtant qu’une apparence, comme le dit Wiseman lui-même, le film se construit lors du montage qui est par définition subjectif. Le réalisateur adopte une méthode constante tout au long de sa carrière : filmer beaucoup, sans discriminer, et puis faire un tri en salle de montage où le produit filmique prend finalement forme :

Avant le tournage, je n’ai aucune idée des événements, des thèmes, des concepts ou des points de vue du film. J’essaye de filmer des séquences parce qu’elles sont amusantes, tristes, tragiques, révèlent un aspect de la personne filmée, illustrent un aspect de la division et de l’exercice du pouvoir, font émerger la distance entre l’idéologie et la pratique, ou montrent le travail des divers professionnels, usagers ou spectateurs présents dans le film. À la fin de la période de six à douze semaines, j’ai normalement entre 80 et 120 heures tournées, d’où je dois sortir un film.[1]

Photogramme de In Jackson Heights où l’on peut observer une réunion dans laquelle les citoyens peuvent prendre la parole librement à partir de leur expérience personnelle et chercher le soutien de leurs voisins. (crédit: Sophie duLac)

Mais peut-on affirmer que, loin de produire un cinéma « de l’observation », Wiseman est un cinéaste engagé ? Le fait que ses films permettent au citoyen lambda d’entrer dans des institutions qui par ailleurs, lui demeurent fermées, laisse penser que le réalisateur cherche à briser les clichés qui les entourent tout en portant un regard critique sur les institutions qui organisent la vie en communauté, principalement aux États-Unis. D’ailleurs, ses premiers films ont généré de véritables polémiques, premièrement en raison du choix de ses sujets, et deuxièmement par la critique implicite de la violence qui est le fondement de toute relation de pouvoir : les personnes « faibles » ou en situation de vulnérabilité (comme les malades mentaux dans Titicut Follies, ou les adolescents dans High School) sont humiliées et maltraitées. Bien que Wiseman refuse l’idée selon laquelle le cinéma serait générateur de transformation sociale, il n’en reste pas moins que le débat provoqué par ses films peut, quant à lui, engendrer un début de changement. Ainsi, In Jackson Heights apporte de l’espoir aux citoyens états-uniens, en leur montrant qu’il est possible de pallier l’abandon de l’État en faisant preuve de solidarité et en s’organisant. 

Faire le portrait des institutions états-uniennes

Les films de Wiseman s’inscrivent dans différentes catégories : les films sur les institutions d’intégration et de normalisation (Titicut Follies), ceux sur l’armée (Basic Training), ceux sur les structures éducatives (High School), sanitaires (Hospital) et sociales (Welfare), ce que Maurice Darmon appelle les « city symphonies » (Public Housing), les films d’essai (La Comédie Française), les films sur les animaux et les hommes (Meat) et ceux sur les possédants et les riches (Central Park).[1]

Il s’agit donc de brosser le portrait de la société états-unienne à travers le prisme des institutions. En effet, sur 45 films, 37 sont tournés aux États-Unis et proposent une approche d’intérêt sociologique de la réalité du pays. Wiseman réalise donc une radiographie de ces institutions : ses films présentent des personnes qui, parfois, vont essayer d’expliquer comment fonctionnent les institutions dans lesquelles elles travaillent, mais en même temps, l’absence de musique extradiégétique, le nombre réduit de dialogues, l’absence de voix off, proposent un silence essentiel pour que le spectateur se fasse sa propre opinion. De même, Wiseman filme toutes les personnes impliquées dans les institutions qui l’intéressent, de façon à illustrer comment les relations de pouvoir se construisent au sein de ces institutions.

Bien que tous les films revêtent une forme similaire, le cinéma de Frederick Wiseman a énormément évolué au cours de ses presque 60 années de carrière. Ainsi, ses premiers documentaires paraissaient plus directs dans leur critique, ce qui explique les polémiques qui les ont entourés, et ses derniers films semblent plus posés et plus observateurs. Déjà en 1997, Wiseman réfléchissait à son œuvre et affirmait :

Mes films sont devenus moins didactiques… J’aime penser que je suis davantage capable d’exprimer des idées complexes en termes filmiques… Donc ce n’est pas que je n’ai pas, faute d’un meilleur mot, de point de vue « idéologique » ou conceptuel… Mais j’essaye de ne pas… exclure des choses qui ne coïncident pas avec mon idéologie du moment.  [2]

Pour conclure, les films de Wiseman ouvrent le débat sur la relation entre loi et justice, débat omniprésent dans la tradition philosophique occidentale. Ainsi Platon s’interrogeait : « si nous parvenons à découvrir ce qu’est la justice, exigerons-nous que l’homme juste n’en diffère de rien, mais se conforme en toutes choses à l’idéal ? Ou nous suffira-t-il qu’il s’en approche aussi près que possible et qu’il y ait plus de part que les autres ? » [3] Ces questions semblent préoccuper Wiseman tout au long de sa carrière, et ses films rendent compte de l’écart entre la loi et la justice : les institutions qu’il filme sont bien présentes mais elles sont inefficaces et, par conséquent, génératrices d’inégalités. In Jackson Heights a la particularité de montrer qu’une solution est possible face aux carences institutionnelles dont souffrent les États-Unis. Le film est donc un reflet d’une réalité états-unienne qui s’applique également au reste du monde : il révèle la dichotomie entre dysfonctionnements de l’État et les mouvements sociaux qui y répondent.


[1] DARMON Maurice, Frederick Wiseman: chroniques américaines, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p 10-11.

[2] WISEMAN Frederick, interviewé par GEROW Aaron et TOSHIFUMI Fujiwara, “A discussion with Frederick Wiseman and Robert Kramer”, lors du Yamagata International Documentary Film Festival de 1997.

[3] PLATON cité par STALLEY Richard, « La justice dans les Lois de Platon », Revye Française d’Histoire des Idées Politiques, nº16, 2002

https://www.cairn.info/revue-francaise-d-histoire-des-idees-politiques1-2002-2-page-229.htm#pa2


[1] WISEMAN Frederick, Communication sur le montage pour A symposium on Editing, publiée dans The Threepenny Review, 113 printemps 2008.

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