O Processo de Maria Ramos sera projeté le 11 octobre 2019 à 19:30 au cinéma Le Studio à Aubervilliers! La séance s’ouvrira sur des airs de samba avec le musicien brésilien Fernando del Papa, en partenariat avec le festival Villes des Musiques du Monde. La projection sera suivie d’un débat avec Alberto Da Silva, maître de conférences en histoire contemporaine brésilienne à Sorbonne Université.
Entretien réalisé par Johanna Carvajal González et Caïo Narezzi le 28 juillet 2019.
CAIO NAREZZI : Sorti en 2018, le film raconte des faits assez récents, d’une actualité qui est encore très dynamique. Quelles sont d’après vous les clés de lecture que le film offre vis-à-vis de l’actualité politique du Brésil d’aujourd’hui ?
MARIA RAMOS: Je n’aime pas dire qu’un film explique quelque chose. Moi je ne fais pas de films pour expliquer une réalité. Je pense qu’une réalité est complexe, il y a plusieurs récits. Ce que je veux faire avec mes documentaires c’est faire réfléchir le public sur la réalité qui est montrée dans le film, d’une façon plus complexe, multidimensionnelle. Le film permet que le spectateur fasse une relecture d’une question qu’il a déjà vue plusieurs fois au Jornal Nacional [le journal télé plus important de la Rede Globo], à la télé, dans les médias, etc, et qu’il soit capable de réfléchir à toutes les idées qu’il a eues avant de regarder le film. À mon avis, l’intension fondamentale d’un film, soit une fiction soit un documentaire, c’est créer des questionnements, dans la mesure où il offre une réalité plus ouverte. O processo est une façon de travailler tout cela. On peut dire une « œuvre ouverte », comme dit [Umberto] Eco. On parle de récits, mais il y a les faits aussi. C’est important, surtout aujourd’hui qu’on vit l’explosion des fake news, d’établir qu’il y a les faits et qu’il y a une vérité de ces faits. Bien sûr qu’il y a plusieurs façons de regarder les faits, mais ils existent. Dans le cas de O processo, c’était très important d’aller aux faits. Non simplement les établir, mais aussi montrer comment ces faits étaient absolument déformés, donc, aller à la réalité du fait. Ce n’était pas une question d’enregistrer le récit de la gauche, mais aussi du côté progressiste, c’est-à-dire, les gens qui étaient contre l’impeachment. Donner la voix à cette version, comprendre ce qu’est vraiment une pedalada, les relations de pouvoir, les forces politiques derrière tout cela et aussi les arguments que les deux côtés utilisaient. Le film est certainement l’enregistrement historique d’un moment très compliqué et très fondamental. Dans le film, on voit la résurgence, l’appel, de l’extrême droite. Le discours de Bolsonaro est très symbolique. Il dédie son vote à Brilhante Ustra [ex-chef du DOI-CODI, tortureur pendant la dictature brésilienne], bien comme son fils, fier des militaires et de la dictature. Le discours de Bolsonaro montre déjà tout ce qu’on est en train de vivre aujourd’hui. Et pas seulement ça. A ce moment-là, dans un pays où les institutions démocratiques marchent à 100%, Bolsonaro aurait dû être révoqué. Mais rien ne s’est passé. Donc c’était là que la campagne de Bolsonaro a commencé. L’impeachment avait déjà montré que les institutions étaient complètement fragiles. A partir du moment où un député parle de telles choses et rien n’est fait contre, cela se légitime. Donc, on légitime tout genre d’agression à ce moment : l’agression contre la présidente de la république, contre la gauche, contre les gens qui s’opposent à la dictature, etc.
CN : Comment avez-vous choisi la narration linéaire ?
MR : Mes films ont une forme cinématographique où le récit est construit pour préparer une réflexion sur les images. Tout comme le montage, le travail de la camera etc. Ce n’est pas un documentaire imposant, c’est une autre proposition de cinéma où le public va faire des liens, il va construire le récit avec le film. Il y a une manipulation dans le sens où tous les films font des choix. Chaque filme porte ma vision en tant que documentariste, une vision subjective, mais aussi une vision basée sur l’expérience de faire du documentaire. Je dis souvent qu’un film est un produit d’un procès de tournage. Tout peut arriver. Bien sûr c’est une vision particulière, mais c’est important qu’il y ait un engagement avec la vérité, l’éthique, dans n’importe quel film, soit un documentaire, soit une fiction.
Dans Futuro Junho, mon film antérieur à O Processo, on comprend les origines de toute la crise. C’est un film différent de O Processo. Il parle du moment d’incertitude, de la grande insatisfaction de la population d’une manière générale, de ce qu’ on vit aujourd’hui.
CN : Ce choix stylistique est avec vous depuis toujours : une caméra qui montre, une caméra qui n’intervient pas. Comment ça se passe avec vous et l’équipe du film ?
MR : Notre équipe est petite, surtout au moment de tourner au Sénat. Ce n’était pas facile. Il y avait des sénateurs qui n’étaient pas d’accord.
CN : Ils savaient qui vous étiez ?
MR : Oui, bien sûr. On avait besoin d’une autorisation pour rentrer. Moi, je ne suis pas journaliste et ils n’ont pas une politique de documentaire. J’avais besoin d’une autorisation spéciale, surtout dans ce moment politique. Ce n’était pas simple. En plus la situation d’être là, tourner lors des comités [comissões do senado] était très compliquée, il y avait beaucoup de journalistes, il n’y avait pas assez d’espace. Et tout changeait à tout moment. J’ai enregistré 450 heures. C’était un travail très épuisant.
En revenant sur la question de l’intervention : moi, j’ai une technique, une façon de faire du cinéma. Quelque fois c’est plus simple, quelque fois c’est plus compliqué.
CN : Compliqué pour vous ? Ou compliqué pour le public ?
MR : Plus compliqué pour l’équipe. Pour le public, je ne sais pas. Mais pour le public, ça ne m’intéresse pas, je ne fais pas de films pour tout le monde. Je fais un film dans lequel je communique quelque chose où j’amène le public à une réflexion. Mes films ne sont pas des film dont on sort heureux. Ils n’ont pas de fin heureuse. Moi je suis terrifiée par le sensationnalisme.
CN : La présence de Dilma qui arrive vers la fin met une certaine distance avec son ressenti personnel et intime. Nous avons eu le sentiment que ce film ne s’intéresse pas à montrer la figure de Dilma comme une victime, choix qui met au centre du film l’importance de ce coup d’État. Pourriez-vous nous parler de votre choix de suivre tout le procès, ne mettant pas au centre forcément la figure de Dilma, ni ses difficultés personnelles ou professionnelles ?
MR : Le film n’est pas sur la présidente Dilma. Le film traite d’un procès juridico-politique. Dilma est présente dans le film d’une façon très ponctuelle, quand cela est nécessaire, quand elle arrive au procès.
CN : En parlant de vos autres films comme Morro dos Prazeres ou Justiça, il me semble qu’il y a toujours un défi pour vous. Que cherchez-vous à montrer ?
MR : Ma recherche est sur l’essence, pour essayer de trouver l’essence. Dans la vie quotidienne, surtout en termes politique et social, il y a un nuage de distorsion créé par les intérêts économiques, par le grand média corporatif influencé et financé par les grands pouvoirs économiques qui créent une série de préjugés contre le pauvre, le prisonnier, le pseudo criminel, le mineur délinquant, aujourd’hui contre les homosexuels, les femmes, etc, surtout aujourd’hui. Cela a toujours existé, il y a toujours eu des fake news. Aujourd’hui, c’est pire. Ce phénomène est en train de détruire la démocratie. Je pense que l’essence d’un film est de chercher la vérité des faits, mais aussi chercher la vérité de la vie. Par vérité, je pense à la multiplicité du personnage. Nous sommes plusieurs, chacun d’entre nous est multiple. Nous sommes contradictoires, nous avons des représentations de nous-mêmes. Je suis en train de parler avec toi, je suis la réalisatrice, si j’appelle ma mère, je suis sa fille, si je vais discuter avec une amie, je suis l’amie. Nous sommes plusieurs et nous sommes contradictoires. Je pense qu’un film doit chercher cette essence.
CN : Dans le film O processo nous avons pu apprécier de très belles images architecturales de bâtiments imposants, luxueux, entourés de piscines et de voitures de luxe. Il s’agit de reprises statiques, silencieuses où l’espace est vide. Elles donnent une sensation de contre-poids face à l’agglomération de ces mêmes espaces dans leur intérieur. Quelle était la volonté de présenter ces portraits d’architecture ?
MR : La première chose : moi, je suis née à Brasília. Ce n’est pas le point plus important, mais cela m’a influencée. Dans le film, il est important de voir les gens dans les espaces où ils sont habituellement. L’espace du pouvoir est important. À la fois à l’intérieur, comme à l’extérieur. C’est un film sur le pouvoir, sur la politique et la politique a lieu dans cet espace : le Congresso Nacional, à Brasília. Dans le cas de Brasília, c’est plus important, car c’est un espace très photographié. Mais pas seulement ça, il est moderne, avec beaucoup de vides entre les bâtiments. Cet espace a besoin d’être incorporé au film. J’adore filmer des corridors, des gens en train de marcher. Je pense que si le tournage avait eu lieu à Rio de Janeiro [ancienne capital du Brésil, avant la construction de Brasília], cela aurait été plus compliqué. On aurait eu une image bien plus peuplée. À Brasília, l’architecture a un pouvoir imaginaire, un pouvoir dans la tête des politiciens. La ville porte un symbolisme très fort. Autre chose : comme les scènes étaient très denses, c’était important d’avoir un moment pour respirer, pour que le spectateur puisse sortir d’une séquence très intense et puisse réfléchir, digérer. Si j’avais eu la possibilité, j’aurais fait des plans plus longs, mais le film dure déjà 2h17, c’est un film long. Nous avons essayé de faire un film de deux heures, mais c’était impossible.
CN : Pour parler de questions plus actuelles, quelles sont vos prévisions pour l’avenir ?
MR: Aucune prévision !
CN : Ces dernières semaines nous avons reçu de très mauvaises nouvelles par rapport à l’avenir de l’Ancine [l’agence national du cinéma, l’équivalent du CNC], mais je voulais savoir de vous ce qu’on peut attendre de la production du cinéma brésilien aujourd’hui ?
MR: Qu’est-ce qu’on peut attendre ? Du gouvernement de Bolsonaro ? Le pire. Je ne sais pas comment la classe de l’audiovisuel est en train de s’organiser pour empêcher le pire. Personne n’a jamais imaginé qu’il voudrait même démanteler l’Ancine. Il veut censurer. S’il n’arrive pas à la démanteler, et qu’il existe encore des financements pour l’audiovisuel, clairement cela va devenir une industrie pour films de divertissement, films qui n’ont pas une vision critique du gouvernement. Il n’y aura que des films qui sont pour le gouvernement ou qui expriment l’idéologie du libéralisme, l’idéologie évangélique. Tout est très grave. Comme est grave la situation en Amazonie, la situation de l’éducation, du système de sécurité sociale. C’est le chaos total, la destruction. Le Brésil est devenu une colonie américaine. La situation n’est pas bonne. Le système judiciaire est complètement cassé, c’est clair qu’ils n’arrivent pas à résoudre le problème de la corruption endémique. On voit la Vaza Jato [opération concernant les fuites de messages sur l’opération Lava Jato] sans aucune réaction, au contraire, il y a un ministre impliqué dans l’enquête sur lui-même. C’est fou ! Mais ce n’est pas qu’au Brésil. Ici [Brésil] les institutions sont plus fragilisées, mais on a Trump aux États-Unis, Boris Johnson aux Royaume-Uni qui est une personne absolument conservatrice. La situation dans le monde est très inquiétante, surtout en Amérique Latine. C’est l’effondrement du Brésil. Le Brésil s’effondre, l’Amérique du Sud s’effondre. Donc, l’avenir est sombre.