Brève critique des courts-métrages

Les trois courts-métrages seront projetés lors d’une soirée proposée dans le cadre du Festival Le Cinéma Documentaire Engagé dans les Amériques. Cette soirée aura lieu le jeudi 10 octobre 2019, à partir de 20h00 au cinéma Le Studio à Aubervilliers et elle se composera de la projection de trois courts métrages : Ici (Cayetano Espinosa, 2017), Horseday (Mohamed Bourouissa, 2014) et Sol Negro (Laura Huertas Millán, 2016). La projection se fera en présence de la réalisatrice de Sol Negro, Laura Huertas Millán et de l’association Cinémas 93.

Article préparé par Héloïse Van Appelghem

Sol Negro (Laura Huertas Millán)

Sol Negro est un documentaire sur la représentation et l’incarnation du lyrisme même : Antonia est une chanteuse lyrique, et le lyrisme en Art, dans le mouvement romantique, c’est l’exaltation des sentiments, des passions : c’est l’exaltation de l’intime. En musique, le lyrisme peut exprimer une certaine nostalgie, une forme de tristesse : ce qu’incarne parfaitement Antonia. Le terme de « soleil noir » correspond à son état de dépression, et à son lyrisme noir qui s’est exprimé à travers une tentative de suicide. Cette idée est traduite visuellement par un plan symbolique magnifique, fixe, donnant à voir un soleil rendu noir par une éclipse, accompagné de la voix off d’Antonia racontant sa tentative de suicide. Elle est ainsi directement associée à ce soleil triste et sombre, rappelant le poème romantique « El Desdichado » (Les Chimères, 1854) de Gerard de Nerval : « Ma seule étoile est morte, – et mon luth constellé / Porte le soleil noir de la Mélancolie ». L’originalité de la démarche du court-métrage réside dans le choix du prisme choisi, puisque le lyrisme s’exprime à travers le point de vue de l’entourage d’Antonia : nous suivons les ressentis de la famille et des proches qui souffrent des conséquences de sa tentative de suicide.

D’autre part, afin de donner accès à l’intime d’Antonia et à l’impact de son acte sur ses proches, le documentaire propose de nombreux plans fixes, en gros plan, nous laissant approcher au plus près les sentiments de chacun. Les choix de mise en scène sont significatifs : Antonia est souvent placée hors-champ, quand elle raconte par exemple sa séance de régression chez le psychiatre, tandis que le plan suivant, grâce au montage, la montre en train de continuer à raconter son histoire, en plan fixe, face à sa sœur qui, alors, passe hors champ.

Le montage tout comme la mise en scène sont donc au service du lyrisme : nous le voyons dans les formes filmiques (notamment celles qui privilégient le format du portrait), et également dans le choix d’une faible luminosité, source de forts contrastes expressionnistes, aussi bien en intérieur (contrastes qui rappellent le caravagisme en peinture, éclairant seulement certaines parties du visage d’Antonia et de sa sœur) qu’en extérieur, où la nature est teintée d’une veine romantique. Différents éléments visuels appuient ainsi la mélancolie, le « spleen » exprimé par les dialogues, la voix off, et le récit.

Ici (Cayetano Espinosa)

Tandis que Sol Negro proposait une vision de la mélancolie en intérieur, dans le lieu clos de la famille et dans l’intériorité de l’âme d’Antonia et de son chant lyrique, Ici explore le thème de la mélancolie par le choix d’une mise en scène en extérieur, dans la nature, à travers la beauté de la forêt amazonienne. De nombreux plans fixes de la forêt, de la pluie, du sol boueux font symboliquement de cette forêt une entité vivante, comme possédant une âme. Ces plans font écho à l’idée d’animisme (concept qui, par son étymologie latine, désigne l’animus, c’est-à-dire le souffle, ce qui est vivant) et vont à l’encontre de l’ethnocentrisme et de l’anthropocentrisme occidental. Ces plans qui s’attardent sur la nature appuient également la nostalgie d’un temps révolu, regretté par ces femmes puissantes qui essaient malgré tout d’être « ici », c’est-à-dire présentes, vivantes, tout en entretenant la mémoire de leur famille, de leur peuple appelé « Isconahua ».

Par ses nombreux plans fixes, les discussions, les gestes du quotidien qui s’égrènent ainsi que le choix d’un montage lent, le documentaire illustre l’idée de temps inéluctable et transmet la nostalgie du passé harmonieux d’un peuple qui n’existe plus, montrant ainsi de façon indirecte les conséquences de la colonisation par des missions américaines et son impact sur les peuples autochtones. Ce court-métrage rappelle également le film de fiction colombien L’Etreinte du Serpent (2015) de Ciro Guerra qui dialogue d’ailleurs entre passé et présent, entre monde amazonien et monde occidental, entre rêve et réalité, montrant la souffrance du peuple amazonien face à la colonisation et l’évangélisation imposée par les Européens, à travers par exemple le douloureux commerce du caoutchouc, les missions catholiques, ou les voyageurs ethnologues occidentaux qui pensent profiter du savoir de ces peuples.

Horse Day  (Mohamed Bourouissa)

Le documentaire de Mohamed Bourouissa, réalisé à Philadelphie, dans le quartier défavorisé de Strawberry Mansion, au Nord de la ville, se concentre sur les écuries associatives de « Fletcher Street ». Si l’on se place dans la perspective des « cultural studies » et « black studies », ce court-métrage fait émerger des questionnements sociologiques intéressants sur l’ethnicité, l’appartenance sociale et culturelle, introduits dès le départ par le débat sur John Wayne : était-il Noir ou Blanc ? John Wayne, acteur blanc iconique du genre du western, apparaît comme une référence majeure. Il représente la norme blanche et virile traditionnelle des Etats-Unis. John Wayne est cité dès la première minute, et cette évocation permet de montrer par la suite comment une population opprimée par les Blancs se réapproprie un symbole de la colonisation des terres de l’Ouest et de la constitution des Etats-Unis à travers la figure du cow-boy. L’imagerie du cow-boy et de la conquête est alors réactualisée et rejouée par les minorités historiquement opprimées par l’homme blanc. La force du sujet de ce documentaire tient dans le portrait de cette communauté de « Fletcher Street », où l’équitation est une façon de reprendre le pouvoir et de faire partie du récit américain.

Cependant, même s’ils se réapproprient cette figure symbolique du cow-boy, les Afro-Américains interrogés dans le documentaire ne s’identifient pas à cette figure historique et blanche : « Je ne m’habille jamais en cow-boy, […] je suis un cavalier, c’est différent ». Un autre dialogue fait émerger la question raciale et ses tensions aux Etats-Unis : « Quand un flic me course, je fais profil bas et je disparais », explique l’un des protagonistes. Ces différents portraits intimistes et ces moments de dialogue font surgir le sujet brûlant des discriminations raciales aux Etats-Unis et des violences policières à l’encontre de la communauté afro-américaine.

Enfin, le réalisateur choisit de montrer quelle forme de résilience est possible pour la communauté afro-américaine. Les hommes du documentaire ne se présentent pas comme des victimes et retrouvent de la dignité à travers la figure du cheval d’une part, et d’autre part, par la tenue d’un festival coloré, flamboyant, où les passages et costumes de chaque cavalier évoquent des performances d’art contemporain. En effet, l’image du cheval dans les rues et l’usage de la musique country créent un contraste avec l’espace de la ville, donnant l’impression d’être face à une forme de western urbain. Ces hommes se réinscrivent dans l’histoire américaine, mais aussi dans l’art, et dans leur ville même de Philadelphie, en repoussant les limites des classes sociales de leur quartier défavorisé. Ils reprennent ainsi possession de l’espace urbain, puisque la caméra les suit de près et les magnifie, les cadrant parfois en contre-plongée. Elle leur donne ainsi une certaine grandeur, et rétablit surtout un espace visuel et de dialogue légitime pour une minorité opprimée.

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