Article préparé par Héloïse Van Appelghem et Alice Langlois
La découverte sur grand écran d’une partie manquante des sous-titres de la bande-annonce du festivalprovoqua une rencontre atypique. Norbert Boyer surplombe les spectateurs qui, tranquillement, profitent de la séance. Comme projectionniste, il est là, invisible, agissant dans l’ombre. C’est assis à son bureau, les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur, maîtrisant le projecteur SONY qui émet sans cesse un bruit de fond, que Norbert Boyer, entouré de pellicules, d’affiches et de projecteurs, veille à ce que la diffusion des films sélectionnés par notre équipe se déroule sans encombre. Sans lui : bande-annonce coupée, formats numériques déréglés et bugs informatiques assurés. Vous l’aurez compris, pas d’expérience cinématographique sans Norbert.L’équipe a souhaité dresser son portrait. Il a permis la projection de tous les films programmés pour le festival du documentaire engagé dans les Amériques. Après une discussion riche à bâtons rompus, nous avons souhaité lui rendre hommage et le remercier pour tout son travail effectué. Coup de projecteur sur Norbert ! Retour sur sa cinéphilie, son parcours artistique et son métier passionnant.
Un parcours professionnel riche et éclectique
Norbert Boyer, 56 ans, travaille au cinéma Le Studio à Aubervilliers depuis 1997. Avant d’être embauché par Christian Richard, ancien directeur du cinéma, Norbert exerçait au cinéma L’étoile de La Courneuve tout en effectuant des remplacements au Studio pour des séances scolaires en journée.
Lyonnais d’origine, il monte de Toulouse à Paris à la fin des années 1980 pour entrer au Conservatoire Libre du Cinéma Français (CLCF), situé Quai de l’Oise, où il suit une formation d’assistant réalisateur durant deux ans tout en rêvant un jour d’être réalisateur :
« J’ai commencé à faire des petits boulots sur des courts et moyen-métrages, comme électricien, machiniste, assistant-réalisateur, régisseur… Le problème était que je gagnais peu ma vie avec ces petits boulots, d’autant que je n’avais pas beaucoup de relations […] Quant à la réalisation de courts-métrages, à l’époque, c’était toute une aventure ! Il fallait se procurer de la pellicule, louer du matériel de tournage, des caméras 16 ou 35mm, faire développer les rushes en laboratoire… Aujourdhui, avec les techniques numériques, la réalisation de courts-métrages s’est considérablement démocratisée. »
Sa vocation de projectionniste, il la doit à un heureux hasard : c’est rue de Malte, à l’ANPE Spectacles, où, cherchant du travail comme assistant-réalisateur, il découvre des annonces à foison à destination des projectionnistes :
« Au début des années 90, la législation est devenue plus rigoureuse quant à l’obligation du CAP de projectionniste, car cette formation comportait un volet ‘‘sécurité du public’’. Auparavant, vous pouviez rentrer dans une cabine et le projectionniste vous disait : ‘‘Tiens, surveille le projecteur, je vais boire une bière’’, et vous deveniez projectionniste ! C’est une légende, mais elle recouvre une certaine réalité […] Suite à la législation, beaucoup d’anciens qui étaient devenus projectionnistes parce qu’ils avaient ‘‘vu de la lumière’’ devaient donc retourner sur les bancs de l’école ».
Ainsi, en 1995, suite à une formation rapide de projectionniste de quatre semaines sanctionnée par un CAP qui lui permet de renforcer ses connaissances techniques préalables, Norbert rejoint les métiers de l’ombre du Septième Art.
Rêve de réalisation et imaginaire de l’enfance : capturer les images pour mieux les projeter
Quand Norbert parle de cinéma, c’est avec beaucoup d’amour et des souvenirs forts de son enfance. C’est de là que vient sa cinéphilie, et sa malice pour la capture d’images, lui qui aimait déjà écrire, faire des bande-dessinées et raconter des histoires à son petit-frère :
« Enfant, nos parents nous interdisaient à mon frère et moi de regarder la télévision. Alors, quand c’était possible, je ‘‘volais’’ des images sur l’écran du téléviseur, puis je brodais autour, j’imaginais des histoires que je racontais ensuite à mon jeune frère. Raconter des histoires me passionnait. »
Ce pouvoir de l’imagination et sa passion pour les histoires et le dessin le mènent à passer le concours des Beaux-Arts :
« Enfant, j’aimais beaucoup dessiner. Parce qu’un dessin, une photo ou une peinture m’inspiraient aussi des histoires ! Adolescent, j’ai passé le concours national des Beaux-Arts de Lyon, que j’ai malheureusement raté à une place près. Je me suis alors orienté vers la technologie, qui m’intéressait également […] Finalement, mon métier de projectionniste, un peu à l’instar de celui de réalisateur, réunit mon goût pour les techniques et mon inclination pour les histoires. »
Il revient à la fameuse question poétique du « vol des images », qui permet de comprendre pourquoi son métier joue un rôle dans son histoire personnelle : « attendez, c’est important ! », précise-t-il.
« Un soir dans ma régie, j’ai réalisé pourquoi j’étais devenu projectionniste : alors que je me penchais pour contrôler l’image projetée à travers la lucarne de ma cabine, je me suis revu enfant ‘’dérobant une image’’ ; le même mouvement, la même sensation ! »
On analyse avec lui : s’il a été privé d’images, il a sans doute voulu se les réapproprier, en devenant maître de cet espace de cinéma afin de contrôler des images, avec ces multiples écrans (l’ordinateur, l’écran numérique du projecteur, l’écran du cinéma) qui entourent son quotidien. Norbert approuve :
« C’est une voie d’explication possible quant à mon choix inconscient pour ce métier : m’approprier ‘‘l’espace de projection’’ comme pour conjurer l’interdiction qui m’était faite de regarder la télévision quand j’étais petit. Et puis cette idée que je me faisais des films dans ma tête, en somme que j’étais mon propre projectionniste… »
C’est donc le plaisir de piquer une image, ou même d’écouter, d’imaginer ce qui peut se passer, avec sa cinéphilie également, qui expliquent le choix de métier de Norbert.
De la SF au cinéma d’auteur : une cinéphilie grandissante
Il garde en mémoire des films grandioses qui lui ont donné le goût du cinéma :
« J’ai eu la ‘‘chance’’ de voir des films populaires considérés comme mythiques aujourd’hui, sortis dans les années 70-80. Par exemple, La Guerre des Etoiles en 1977 ; j’avais 14 ans et je me souviendrai toujours de la première scène du film, avec l’apparition de l’énorme Destroyer stellaire de Dark Vador. Puis Alien, le huitième passager en 1979, ou encore Midnight Express ou Birdy d’Alan Parker, des films qui m’ont fortement impressionné ! Plus tard, j’ai découvert les films de Sergio Leone dont Il était une fois en Amérique, que je ne me lasse pas de revoir, et ceux de Michael Cimino, La Porte du Paradis ou Voyage au bout de l’enfer qui me fascine toujours autant, moins pour ses scènes spectaculaires que pour sa longue séquence de mariage qui introduit le film et que je trouve magnifique ! Excusez-moi, l’évocation de cette scène m’émeut toujours un peu ! »
Ses réminiscences heureuses et pleines d’émotion vive qu’il partage avec nous ne manquent pas de nous toucher et d’alimenter une mémoire cinéphilique commune. Après avoir cité plusieurs films de science-fiction, il cite également le cinéma d’auteur, qu’il a découvert au Conservatoire Libre du Cinéma français :
« J’y ai découvert les films d’Alain Resnais, de Truffaut, de Renoir, ou encore d’Orson Welles, comme Falstaff. Ce fut un choc pour moi car ma cinéphilie à l’époque se résumait aux films populaires que j’évoquais précédemment. Je ne savais pas de quoi on me parlait, j’ignorais que ce genre de films existait. Puis, grâce au cours de sémiologie de l’image notamment, je me suis éveillé aux films d’auteur pour les intégrer dans mon champ cinématographique. »
A l’image de ses affiches nombreuses qui ornent les murs de sa cabine (Nick Cassavetes, Sergio Leone, ou encore Jean Renoir gardent cette antre sacrée), Norbert pourrait parler des heures des anecdotes de sa vie de projectionniste (cette annonce d’emploi de projectionniste cachée dans un tiroir de l’ANPE qu’il réussit à obtenir), de son enfance (le théâtre de marionnettes qu’il jouait pour son frère), ou de son parcours. Quand on lui demande s’il se souvient du tout premier film qu’il a projeté, un événement étonnant le marque particulièrement :
« Il m’est arrivé quelque chose d’incroyable lors de la projection d’Apollo 13 au cinéma l’Etoile de La Courneuve en 1995 : à l’instant précis où la capsule d’Apollo 13 pénètre dans l’atmosphère terrestre et s’enflamme, la pellicule s’immobilise dans le couloir de projection et se consume sous l’effet de la chaleur de la lampe du projecteur ! La plupart des spectateurs pensaient que l’image qui brûlait à l’écran faisait partie des effets spéciaux du film. »
Une journée-type, et le plaisir du métier
Après plusieurs années de métier, Norbert aime toujours autant ce qu’il fait. D’une part parce qu’il continue à manier plusieurs machines, et d’autre part car il continue à aiguiser sa curiosité, et tente de connaître et apprendre toutes sortes de technologies liées à son quotidien. Il nous raconte ainsi le déroulement d’une de ses journées de travail :
« Pendant une projection, mes activités sont variées : je gère le suivi des films, je prépare les playlists, je gère les espaces de stockage, je mets à jour les informations sur le site Internet du cinéma que j’ai créé (https://lestudio-aubervilliers.fr), je lis les mails, et beaucoup d’autres choses encore : numérisation de fichiers vidéo, préparation des projections multimédia, gestions des problèmes techniques quand ceux-ci surviennent, etc. »
Puis vient l’explication de son travail complexe avec le projecteur numérique et la lecture des images :
« J’ai travaillé sur les projecteurs 35mm pendant quinze ans, en double poste : cette technique consiste à opérer un enchaînement d’un projecteur à l’autre durant la projection du film en s’aidant de repères placés au préalable sur l’image, ce qui constituait à chaque fois un petit défi afin que les spectateurs ne se rendent compte de rien ! Mais depuis six ans environ, l’essentiel de nos projections au Studio est numérique. Les films numériques ou DCP (Digital Cinéma Package) sont proposés sur disques durs ou sous forme dématérialisée téléchargeable depuis des plateformes spécialisées sur Internet. […] La plupart des films sont cryptés, donc inexploitables en dehors des projecteurs numériques. Les distributeurs nous transmettent une KDM (clés de décryptage) par film et pour une période d’exploitation convenue entre eux et l’exploitant.»
Norbert ne se contente pas d’appliquer des programmes, il est enthousiaste à l’idée de comprendre comment les technologies fonctionnent. Récemment, Peggy Vallet, la Directrice du Studio, lui a par exemple proposé de suivre un stage de formation afin de pouvoir créer des cartons animés. Ainsi, il aime évoluer et par conséquent participer à faire évoluer son métier qui en vingt ans a connu de grands changements. De la même façon, il apprécie de faire varier les expériences de projection :
« Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion de faire des projections en plein air à la Villette pendant un été. Ce fut pour moi une expérience mémorable. Je me suis retrouvé à faire des projections pour des milliers de spectateurs, sur un écran gonflable de 600m², avec une équipe de plus de dix personnes, moi qui, d’ordinaire, travaille seul dans ma cabine, pour une salle de 127 fauteuils ! »
Projectionniste : un métier déconsidéré ?
En maître des lieux, Norbert nous fait la visite de son « cocon », en partant de l’ancien projecteur 35mm jusqu’à son bureau fourni, sans manquer de nous présenter des rushes de pellicules de bobines de films, trésors égarés de sa cabine dont il souligne le caractère unique :
« Ici, mes conditions de travail sont exceptionnelles comparées à d’autres cinémas. J’ai de l’espace, une ouverture sur l’extérieur et une belle décoration… de mon cru ! J’ai remplacé les anciennes affiches par des affiches plus contemporaines, en prenant soin d’en conserver certaines, comme l’affiche originale d’Une Femme Sous Influence de John Cassavetes ».
Norbert affectionne la cabine de projection, cet espace quotidien qui est son lieu de travail et qu’il s’est réapproprié le long de son parcours. Néanmoins, il constate, depuis cet espace vécu, l’évolution de son métier.
« Depuis 2014, les cinémas n’ont plus l’obligation d’embaucher des projectionnistes diplômés. Le CAP d’opérateur projectionniste n’existe plus ! […] Depuis l’avènement du numérique, notre métier est totalement déconsidéré ! Quand je lis certains profils de poste exigés aujourd’hui, je suis effaré : projection, accueil, caisse, compétences en bâtiment, animation jeune public, gardiennage, nettoyage de la salle… Je connais des projectionnistes qui, écœurés, ont abandonné le métier. Nous sommes envisagés comme des factotums corvéables à merci sous prétexte de polyvalence ! Ce qui me révolte le plus, c’est qu’on exige de nous des compétences techniques, étendues, parfois pointues, sans les reconnaître ! Heureusement, certains cinémas continuent de nous respecter, comme ici au Studio d’Aubervilliers. Notre métier, car il s’agit d’un vrai métier, n’en déplaise à nos contempteurs, disparaît : je suis conscient d’être un des derniers ‘‘dinosaures’’ de la profession… »
Malgré ce regard critique, Norbert éprouve beaucoup de plaisir à être et à pouvoir se revendiquer comme projectionniste ; les rencontres, la surprise et le plaisir du cinéma en tant que rituel restent pour lui important et c’est ce qui fait la particularité de son métier, maillon indispensable aux métiers du cinéma. Il résume ainsi son plaisir cinéphilique (tout en rappelant joyeusement la capture d’images par son regard omniscient), et la nécessité du lien social que sous-tend l’existence d’un cinéma de quartier :
« Il est une autre source de motivation pour moi, plus profonde peut-être : c’est de voir des gens se déplacer, venir au cinéma, payer leur place, partager ensemble un moment cinématographique, puis échanger, débattre. C’est un rituel auquel je suis très sensible. »
Clap de fin
Dans le futur, Norbert souhaite continuer à développer sa créativité, notamment écrire, dessiner et réaliser. Alors qu’il travaille dans l’ombre de la salle, les lumières, les couleurs et le mouvement sculptent sa sensibilité. Nous lui souhaitons de pouvoir réaliser ses rêves. Et vous, lecteurs-spectateurs et lectrices-spectatrices, lorsque vous vous rendrez au cinéma Le Studio, qui sait, vous apercevrez peut-être Norbert, derrière la lucarne…