Le cinéma uruguayen dans les années sombres

Article préparé par Rubén Otormin, Président du Cineclub Uruguay et recueilli par Véronique Pugibet.

Rubén Otormin, Président du Cineclub Uruguay, a accepté de participer à la table ronde à l’issue de la projection de Mundialito. Il nous guidera dans l’appréhension du contexte historique et politique de la création cinématographique de l’époque. Il a bien voulu rédiger cet article pour nous permettre de situer le documentaire Mundialito lors de la dictature militaire (1973-1985).

Le cinéma politique et sociologique existe dans le monde depuis la création du septième art. Son but est de faire réfléchir en dénoncent des injustices mais parfois son but peut être aussi de relayer des messages pouvant aller jusqu’à essayer d’endoctriner les sociétés. Dans le premier cas nous pouvons l’appeler cinéma révolutionnaire ou sociologique, dans le deuxième nous pouvons nous trouver dans le cas de la manipulation de certains gouvernements ou groupes de pouvoir qui utilisent le cinéma comme outil de propagande.

Depuis toujours nous avons des cas de pouvoirs autocrates ou dictatoriaux qui ont utilisé des films ou des documentaires pour essayer de faire adhérer les peuples à une forme de pensée. C’était le cas de Naissance d’une nation de David Griffith, qui en 1915 propose un film d’inspiration raciste faisant l’éloge de la suprématie de la race blanche. Ou encore Le cuirassé Potemkine de Sergueï Eisenstein (1925) qui cherchait à « éduquer politiquement les masses pour leur bonheur et celui de l’URSS ».

Pensons aussi au documentaire Le triomphe de la volonté en 1935, de la directrice nazie Leni Riefenstahl qui glorifie le nazisme. Ou plus tard, le français Jean Mamy en 1943 avec son film Forces Occultes qui met en garde les Français contre les juifs et les maçons.

En Amérique du Sud pendant la période des dictatures militaires, la propagande faite par les milieux audiovisuels (cinéma et télévision) a été autant active que dans les journaux et magazines. En particulier en amont des coups d’états, cette propagande a été utilisée pour préparer la population aux dictatures qui se sont installées entre 1968 et 1973 au Brésil, Argentine, Chili et Uruguay. La plus longue étant celle de Pinochet au Chili, de 1973 à 1990, suivie par celle de l’Uruguay (1973 à 1985) et celles du Brésil et de l’Argentine (1976 à 1983). Chaque gouvernement militaire a utilisé les médias comme forme de générer l’adhésion au pouvoir, en utilisant aussi la censure face à toute critique sur les méthodes utilisées par les institutions en place.

Dans le cas de l’Uruguay, le pouvoir militaire a de facto créé en 1975 la « Direction Nationale des Relations Publiques », organisme qui avait pour objectif la promotion des films pro-gouvernementaux et la censure à toute forme de communication qui pouvait s’opposer au régime. Deux boites de production (Panorama et Uruguay hoy) ont tourné et diffusé entre 1976 et 1984 plusieurs spots, films de fiction et films documentaires qui mettaient en valeur les qualités de la gestion militaire du pays et la nécessité de continuer avec l’appui de toute la population pour « échapper à la menace communiste et au désordre maçonnique ».

Malgré la censure, une résistance culturelle au régime se mit en place dans les sphères des milieux artistiques et du cinéma. Des groupes de réalisateurs vont créer la « Cinémathèque du troisième monde » qui produira entre autres des courts d’animation de Walter Tournier Dans la jungle il y a beaucoup à faire et ensuite, grâce à la collaboration de la « Cooperativa Cineco », et par ailleurs Le champignon heureux. Il s’agit de deux claires allusions à la situation politique du pays.

Dans ce contexte, les réalisateurs uruguayens engagés dans un processus d’opposition politique feront des films de fiction et d’animation en déguisant la critique politique pour éviter la censure, Ces réalisateurs la contestent sans la nommer, ils se révoltent et s’annoncent sans donner de noms. Dans la décennie entre 1972 et 1982, quarante boites de production de films vont faire naître plus de 180 films, la plupart d’entre eux avec une position politique anti-gouvernementale déguisée et d’autres qui ne sortiront à l’écran qu’après l’arrivée de la démocratie.

Ainsi, nous voyons des films de science-fiction comme L’enfant et la comète de Daniel Arijon en 1977 faisant allusion aux enfants disparus, ou L’automne du patriarche de Jorge Fornio en 1984, ainsi que Pedro et le capitaine de Juan Garcia la même année.

Le cinéma des gouvernements militaires utilise des principes de propagande classiques, mais efficaces pour un secteur de la population très important : la nécessité de la mise en place des valeurs rurales, l’importance de la famille et le gouvernement comme tutélaire et protecteur de ces valeurs. En s’autoproclamant « protecteurs des valeurs de la nation » la dictature essaye de dessiner un nouvel « ordre politique » et pour cela il a besoin aussi de réécrire le passé ; avec cet objectif, des films financés par le gouvernement sont tournés pour mettre en avant le retour des valeurs perdues pendant les démocraties. C’est le cas de Guri (1980) coproduit avec des financements nord-américains d’Eduardo Darino.

Le retour de la démocratie en 1984 marque l’ouverture d’un processus de libération des médias et du secteur audiovisuel avec la sortie en salles de dizaines des films tournés discrètement pendant la période dictatoriale et aussi de films tournés dans d’autres pays sur la réalité sociale et politique de l’Uruguay. 

C’est le cas de Mundialito film produit par l’Uruguay et le Brésil en 2010 sous la direction de Sebastian Bednarik. Le documentaire, propose des moments de football et des reportages autour de figures pertinentes telles que des présidents dont le futur président Mujica, des journalistes ainsi que des figures politiques et du monde du ballon rond. Le film essaye de faire la lumière sur la réalité de la manipulation de la « Copa de Oro », aussi appelé Mundialito, jouée en 1980 en Uruguay comme une tentative du gouvernement militaire de distraire l’attention du public sur le déclin de son pouvoir politique ainsi que de créer une cohésion entre le peuple et les institutions en place. Le fait que l’Uruguay n’avait pas été qualifié pour la Coupe du Monde de 1978 joué en Argentine, avait impacté de façon négative l’orgueil national et le prestige du gouvernement militaire en conséquence.

En organisant la « Copa de Oro », la dictature revient sur l’idée de base de « pain et cirque » romain alliée à la conception de l’union populaire proposée par les nationalistes d’extrême droite depuis toujours : utiliser un événement populaire pour glorifier les idéaux nationalistes. C’était le cas des Jeux Olympiques de 1936 lors desquels Adolf Hitler avait essayé de montrer au monde la suprématie de la race aryenne, avec l’échec que l’on connait. Et en Amérique du Sud, c’était aussi le cas de la manipulation médiatique du Mondial de Football de 1978 en Argentine, par le gouvernement militaire du dictateur Videla.

Le documentaire Mundialito dénonce la tentative de manipulation de la dictature militaire par le football afin de cacher non seulement l’échec de sa proposition de réforme de la constitution pour perpétuer le pouvoir militaire mais aussi la montée des mouvements contestataires venant tant de l’intérieur que de l’extérieur du pays.

Bednarik fait une rétrospective historique qui va de la création du Stade Centenario en 1930, où s’est jouée la première coupe du monde de football de la FIFA, jusqu’à la finale de la « Copa de Oro » avec le triomphe de la Celeste en 1980 en recueillant en même temps des témoignages montrant la conscience des Uruguayens à propos du moment historique au sens politique plutôt que sportif. La jaquette du DVD du film présente le graphique du Mundialito mais en échangeant le ballon de foot par une urne électorale, ce qui donne le ton du film.

L’événement avait était construit de toutes pièces à la gloire du gouvernement en place et financé entre autres par le groupe de Silvio Berlusconi et son empire audiovisuel. Le film montre aussi que loin d’avoir été une activité qui a réconcilié peuple et pouvoir, il a permis aux gens de crier leurs désaccords. Désaccords exprimés parfois d’une façon déguisée par des chants en laissant de côté la chanson officielle et en chantant à la place « Uruguay, nous te voulons/nous t’aimons … » qui parlait du désir populaire de reprendre l’Uruguay ou souvent, dans les tribunes, par des cris « elle va finir, elle va finir, la dictature militaire ».

Derrière le film sportif, Sebastian Bednarik propose une vision sérieuse et grave d’un mal plus profond et universel, la dictature.

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