La face obscure de Rio. « L’autre Rio » : Entretien avec la réalisatrice

Entre avec Émilie Beaulieu-Guérette, réalisé par Sabina Nasser, doctorante (Université de Montpellier Paul Valéry 3).

En vue de la projection du documentaire L’Autre Rio dans le cadre du Festival de cinéma documentaire, nous avons eu la chance de nous entretenir avec la réalisatrice du film, Émilie Beaulieu-Guérette. Ce fut une rencontre riche en échanges sur les coulisses des Jeux Olympiques et les “invisibles” de la société brésilienne.

Rio de Janeiro, ville hôte des Jeux Olympiques de 2016, la cité est sous le feu des projecteurs internationaux. Bien que les médias mettent en lumière cet événement mondial, la réalisatrice lève le voile sur L’autre Rio et les oubliés de la ville. Elle nous dévoile la sombre réalité derrière le feu d’artifice et nous plonge dans le monde de ceux et celles qui ont été effacés du portrait joliment verni de Rio.

Le documentaire L’autre Rio une immersion dans le quotidien des 100 familles laissées-pour-compte au cœur d’un squat à Rio de Janeiro. À quelques pas du bâtiment délabré, c’est un tout autre monde. Les habitants du squat observent de près le stade Maracanã où se déroulent les Jeux Olympiques.

1- Alors que toutes les caméras se tournent vers les JO, quelles sont les motivations qui vous ont poussée à nous montrer la face obscure de Rio, en marge de ce qui est habituellement mis en avant?

L’idée du documentaire émane de ma relation de proximité qui s’est développée au cours du temps avec la ville de Rio de Janeiro. Depuis quinze ans, je fais des allers-retours entre Montréal et le Brésil et j’ai passé environ cinq ans sur place dans la ville de Rio, qui est devenue ma ville d’adoption.

J’ai été très marquée par la préparation de la Coupe du Monde de football en 2014 puis les Jeux Olympiques en 2016 au détriment de la population locale. Le nettoyage social bat son plein et enregistre le plus important déplacement de populations de l’histoire de la ville : 22 000 familles ont été expropriées pour accueillir les touristes et les prestigieux visiteurs internationaux. J’ai été interpellée par la manière dont les médias et leur abordage journalistique restaient superficiels sans vraiment traiter de l’envers du décor des J.O. J’ai été bouleversée par cette injustice qui touche les populations les plus précaires et les dépossède de leur héritage au profit d’un tourisme mondialisé ; comme si l’attachement au lieu pour eux n’est pas si important.

2- Tourner dans un squat à Rio de Janeiro est une expérience assez particulière. Pouvez-vous nous parler un peu de votre expérience dans le squat et quels obstacles vous avez pu rencontrer lors du tournage ?

Les squats dans les favelas brésiliennes sont en général tenus par les trafiquants de drogue et c’est le cas du squat lBGE qui est situé sur le territoire d’une favela nommée Mangueira contrôlée par la mafia locale. Tourner dans ces conditions est donc une expérience assez difficile. Il a fallu que j’obtienne une autorisation du gérant du point de vente du squat et du chef de la favela et surtout être accompagnée par un habitant de l’immeuble.

Une fois infiltrée dans ce milieu, le porte-parole m’a aidée à rencontrer une dizaine de familles et à entrer dans ce monde en marge totale où le danger rode en permanence. J’ai découvert un autre monde où les gens luttent pour survivre face au danger quotidien : des montagnes de déchets, un point de vente de drogue, des menaces constantes d’invasions policières, des confrontations armées avec la police ou les rivaux. Pendant le tournage et à plusieurs reprises, trois fusillades ont éclaté à proximité et nous avons dû quitter les lieux laissant derrière nous les mamans et les enfants au milieu des tirs. Ces moments m’ont rappelé assez brutalement mon privilège racial et socio-économique. Et je me demandais, pourquoi moi ?

3- C’est d’ailleurs là que réside la beauté de votre documentaire qui s’intéresse aux gens et qui nous offre un espace intime de leur monde. Quel message engagé souhaitez-vous véhiculer ?

Par opposition au reportage télévisuel axé sur l’information, ce genre de documentaire comme L’autre Rio se distingue par cette proximité et cette profondeur qu’on arrive à cultiver avec les gens. Au départ je partais à la rencontre des habitants pour poser des questions sur l’inégalité extrême et la manière dont les Jeux Olympiques se sont imposés. Mais ce qui m’a intéressé au final ce sont les gens, leurs ressentis et leurs petites guerres quotidiennes. C’est un documentaire engagé car il témoigne d’un véritable parti pris. Il s’attache à offrir une tribune d’expression pour les personnes invisibilisées et sous-représentées, pour se focaliser sur le processus social, politique et médiatique externe empêchant leur voix d’être entendue.

J’ai voulu créer un cadre sacré où on découvre le lieu dans son intimité. Au gré des rencontres, les habitants se sont dévoilés face à la caméra qui prend le temps de les écouter et donne à voir ces gens tels qu’ils sont. Il y a tant de beauté chez ces êtres humains au milieu de ce monde d’ordures et plusieurs expériences de vie que j’ai voulu mettre en avant. J’ai voulu les magnifier mais sans artifice de mise en scène. J’ai uniquement utilisé un éclairage naturel et la caméra a toujours été à la hauteur de ces protagonistes. Mon intention était de dresser le portrait d’un Rio oublié et de dévoiler l’envers d’un Brésil fantasmé.

4- Comment en êtes-vous venue au cinéma documentaire après un parcours multidisciplinaire tissé d’anthropologie, de sciences sociales, de poésie et de musique ?

J’ai fait des études en sciences politiques puis j’ai été diplômée d’un master d’anthropologie à l’EHESS (Paris). Je me suis toujours intéressée à l’être humain et ceci m’a donné envie de parcourir le monde. Mon engagement pour la justice sociale et les droits de l’homme se manifeste à travers la musique, la danse et la poésie. Mes projets artistiques ont une vocation sociale qui vise à mettre en lumière les populations marginalisées et plus spécifiquement les immigrants. Je suis une personne de terrain et de relations humaines. Plus tard, j’ai découvert le documentaire comme un moyen d’expression artistique et un langage engagé. En 2011, je me suis inscrite dans un concours télévisé au Canada qui m’a permis d’avoir accès au monde cinématographique. Pour moi le documentaire est un art de la rencontre et de la relation qui offre des possibilités créatives esthétiques larges. Il est le carrefour qui regroupe tout et qui m’a permis d’y mêler l’anthropologie, la musique et la danse. 

5- Les femmes occupent un rôle important dans votre documentaire. Comment expliquez-vous cette omniprésence au squat et dans votre documentaire? 

Cette présence féminine remarquable est due à un mélange de plusieurs facteurs. Il y a premièrement une intention de ma part de mettre les femmes en avant. Me considérant cinéaste féministe, il est primordial pour moi de donner une place aux femmes, à leurs paroles mais surtout de redéfinir une image différente de la femme loin des portraits stéréotypés. Les favelas sont des endroits où la sexualité occupe une grande place depuis le jeune âge des filles. Face aux nombreux films conventionnels qui dépeignent des images hypersexualisées sous le prisme du regard masculin, j’ai souhaité redéfinir la politique du regard et des corps. J’ai ainsi montré une autre facette que les femmes qui dansent ; j’ai montré des mamans qui se battent au quotidien, des femmes qui luttent contre l’injustice et la résilience féminine.

Mais il y a également le facteur démographique et la réalité sur place. Il y avait beaucoup plus de femmes que d’hommes sur place et dans les squats. Dans toutes les sociétés, il y a une féminisation de la pauvreté : les femmes sont généralement plus vulnérables économiquement que les hommes. J’ai remarqué aussi qu’il y avait une grande partie des hommes en prison. J’ai essayé de chercher plus d’hommes intentionnellement afin de tenter de créer un certain équilibre dans le film.

Enfin, il y avait un dernier facteur psychologique derrière le fait que les femmes soient plus présentes à l’écran. J’ai découvert que les hommes étaient plus prudes et dans les non-dits j’ai pu décoder un certain embarras de leur part. Pour les hommes, être filmés dans ces conditions-là est chose humiliante. Les femmes ont une plus grande facilité pour se livrer face à la caméra. Pour elles, témoigner et exprimer leur lutte quotidienne reflète une forme d’empowerment.

6- Qu’advient-il aujourd’hui du squat et des protagonistes du film?

En mai 2018, le squat IBGE a été démoli par le maire de Rio qui a promis aux habitants la construction d’un nouveau logement social. Mais ceci n’a jamais eu lieu. Je ne savais pas quoi faire face à la démolition du bâtiment, et j’ai finalement décidé de filmer ce moment même de l’effondrement pour laisser une trace de cet instant. Le documentaire L’autre Rio est devenu avec le temps comme le lieu de mémoire et de souvenir du squat. En attendant d’être relogés, les occupants reçoivent une allocation mensuelle très ridicule. L’expropriation s’est déroulée de manière très rapide et brutale. Après le tournage, j’ai gardé contact avec la majorité des habitants du squat. Je voulais aider de manière plus concrète et accompagner quelques familles dans la transition. Certains ont trouvé des logements dans la même favela à proximité de l’IBGE tandis que d’autres ont dû déménager plus loin. Certains habitants sont soulagés de quitter le lieu alors que d’autres ont été dévastés de devoir abandonner le squat qu’ils considéraient le seul chez eux. C’est le cas d’une des protagonistes qui s’est retrouvée à camper dans la rue pendant deux semaines devant le lieu et a souhaité mettre fin à sa vie. Je suis allée la chercher. J’ai la chance de retourner souvent pour aller les voir. Aujourd’hui encore, ils sont impliqués dans le film. J’essaye le plus possible de les amener en salle voir le film ou de les faire participer lors de rencontres avec le public, dans des universités ou des festivals dans lesquels le film a été projeté. C’est important pour moi qu’ils puissent porter eux-mêmes le film ; que ça soit “leur” film et non le mien.

L’autre Rio sera projeté à 19h30 le mardi 05 avril 2022 au cinéma Le Studio à Aubervilliers, en présence d’Émilie Beaulieu-Guérette !

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