Par Carla Toquet (CREA – Université Paris Nanterre)
Quand passe le train
Avec ce documentaire de Jérémie Reichenbach, le spectateur pourrait très bien se sentir propulsé au milieu d’une fiction, tant la trame du film se concentre sur ce que l’on penserait être des personnages. En effet, la caméra au poing de Reichenbach suit Norma et les femmes de sa petite communauté de La Patrona, un village mexicain isolé dans l’État du Veracruz, sans jamais interroger, ni poser de voix off pour renseigner le spectateur davantage sur ce qui se déroule à l’écran. On suit d’abord Norma, aux aguets de chaque passage d’un train. Sans bien comprendre ce à quoi on assiste, on la voit prévenir les gens du village de l’approche du train. C’est progressivement, avec les différents passages de ce dernier, que l’on comprend : Norma est épicière et, avec les femmes du village, elles préparent des vivres qu’elles se précipitent d’aller fournir à la volée aux migrants clandestinement juchés sur train qui les emmène vers les États-Unis.
Le documentaire propose ainsi une exploration originale du sujet de la migration. La vitesse de narration et le rythme sont contrastés : le rythme est calme, ralenti, lorsque l’on assiste, comme en coulisses, au temps de préparation de la nourriture, minutieux, presque religieux. Ce tempo alterne avec une accélération haletante du rythme et une intensité dramatique à chaque passage de train, rapide et bruyant. Une fois celui-ci passé, la vie reprend son cours, jusqu’à l’arrivée du prochain. Nous sommes alors plongés dans le quotidien isolé, cyclique et ritualisé de ces femmes qui semblent ne vivre que de l’alternance entre le passage du train et l’attente qui précède et suit…
Seulement, pourquoi font-elles cela ? Une conversation téléphonique que tient Norma laisse penser que c’est parce que leur famille est passée par là mais on n’en est pas sûr. Peut-être est-ce tout simplement leur foi, visiblement très présente dans l’étroitesse de leurs intérieurs, qui a généré chez elles ce désir d’entraide ? Beau portrait de femmes courageuses et solidaires.
Black Diamond
Dans cette fiction de Samir Ramdani, le spectateur fait la rencontre de Kévin, un jeune homme originaire du quartier défavorisé de South Central, à Los Angeles. Kévin aspire à être artiste, à ce que l’on reconnaisse son talent. Son itinéraire – littéral et figuré – questionne la légitimité de la soi-disant culture légitime, ainsi que la place qu’elle accorde aux populations marginalisées. Le protagoniste souhaiterait être « in » alors qu’il a tout de l’outsider : issu d’un quartier dont les habitants cherchent à sortir et que les autres cherchent à éviter, Kévin se trouve une fibre artistique qui le pousse à entrer en contact avec une sphère populaire, élitiste, à l’écart de tout ce qu’il connaît et qui constitue son environnement. Le paysage mental de Kévin est à la fois isolé et isolant. La voix off du rappeur-narrateur de son subconscient recouvre la totalité de l’espace auditif entièrement dépourvu de dialogue. Le spectateur est alors immergé dans et par ce flux de conscience qui, éclatant le récit traditionnel, nous met face à la question de l’appartenance.
Qu’est-ce qu’appartenir ? Être d’ici ou d’ailleurs, faire partie d’une communauté ou se situer en dehors, tout cela est décliné sous de multiples facettes à travers la perception du jeune homme.
Les plans très rapprochés de Kévin et la voix émanant de son for intérieur nous posent, en tant que spectateur, dans un rapport on ne peut plus intime avec le personnage, au contact de ses peurs, de ses doutes et de tout son imaginaire. Après quelques minutes nécessaires, passées à s’accoutumer à sa personnalité, à la sorte de dédoublement dont il fait l’objet, et à ses aspirations, on se laisse porter par l’étrangeté du propos.
C’est dans une vraie expérience sensorielle déroutante que nous embarque le protagoniste de ce documentaire expérimental. La proposition est périlleuse, frise par moments la maladresse, mais reste dans l’ensemble réussie : le genre hybride de la narration permet de repenser nos modes de perception et de découvrir les rapports qu’entretient le documentaire avec les autres arts. Malgré quelques maladresses esthétiques, le rap, la poésie, les expositions et installations vidéo, la photographie ont la part belle dans cette audacieuse réalisation.
Mention spéciale à la dernière scène qui semble filmée avec la même technique représentée à l’écran, jusqu’à la contre-plongée finale : un joyau !