Entretien avec Manuel Martín Cuenca

« En terminant le film, j’ai réalisé que c’était une histoire de désamour, plus qu’une histoire de la Révolution cubaine. Une histoire de mon amour pour la Révolution cubaine, et en même temps de mon désamour. »

Interview de Manuel Martín Cuenca, réalisateur du film El Juego de Cuba (2001), par Laure Pérez (doctorante, CRIMIC Sorbonne Université).

À l’occasion de la projection du film au festival, nous avons eu l’occasion de discuter avec son réalisateur. El Juego de Cuba raconte l’histoire incroyable du baseball à Cuba, en interviewant les peloteros, ses joueurs, et montre l’importance de ce sport pour l’histoire de la Révolution et l’identité cubaine.

Laure Pérez – Pouvez-vous nous dire quelle a été l’origine de ce projet et pourquoi avoir décidé de faire ce film sur ce sujet assez original, surtout en considérant que vous n’êtes pas cubain, que vous n’avez pas de relation personnelle avec Cuba ?

Manuel Martín Cuenca – À l’époque c’était le cas. En 1997-1998, je suis allé travailler à l’école de cinéma de Cuba, l’École internationale de San Antonio de los Baños, dans le département de réalisation. J’y enseignais et j’ai vécu à Cuba pendant un an. Pour moi, cela a représenté un choc assez important de rencontrer le vrai Cuba, avec son histoire faite d’ombres et de lumières, par rapport à l’idée que je m’en faisais en tant qu’intellectuel, en tant qu’Européen de gauche, comme une référence de ce que signifiait la Révolution cubaine dans toute l’Amérique latine et en Europe pour la gauche. Cela a produit chez moi comme une sorte de grande contradiction. Je voyais le signe d’un régime totalement autoritaire, dictatorial, mais en même temps l’esprit de ce que signifiait la Révolution cubaine se maintenait, ou une certaine partie de cet esprit. C’est ce qui m’a poussé à faire un film. J’avais comme un nœud au creux de l’estomac, et connaissant un peu la culture cubaine, je suis allé voir un match de baseball, au Latinoamericano, le stade de La Havane, un stade mythique. J’ai réalisé ce que le baseball signifiait pour l’identité cubaine et pour le peuple cubain. Et je me suis aussi rendu compte qu’il n’y avait pratiquement personne, aucun étranger, qui se soit intéressé à Cuba par le biais du baseball, du sport. Le pays avait toujours été analysé à travers la politique, la musique, le rhum, le tabac, mais pas à travers ce que signifiait le baseball. Et petit à petit, en faisant des recherches et en discutant, j’ai réalisé que l’histoire du baseball était une métaphore de toute la Révolution cubaine. C’est de là qu’est née l’idée de raconter l’histoire de la Révolution cubaine à travers le baseball. Et aussi du fait que le match des Orioles a eu lieu en 1999. Cela m’a poussé à convaincre une boîte de production en Espagne de mettre un peu d’argent et de commencer la pré-production du film. Et c’est ce qui s’est passé. J’avais donc un lien, une relation très étroite avec Cuba à l’époque. El Juego de Cuba a été mon premier film en tant que réalisateur, même si j’avais déjà travaillé dans le cinéma et réalisé des courts-métrages en tant que réalisateur et scénariste, et Cuba est un peu mon deuxième pays parce que c’est lui qui m’a fait devenir réalisateur.

LP – Ma deuxième question porte sur les images d’archives qui apparaissent tout au long du film, je voudrais savoir comment vous les avez obtenues, je suppose qu’il y a eu un travail préalable pour les chercher ?

MMC – Les images d’archives ont été le produit d’un travail exhaustif dans différents pays sur plusieurs années, c’est-à-dire que nous avons commencé la pré-production de ce film en 1999, l’idée émergeant probablement à la fin de 1998, et nous y avons travaillé jusqu’en 2001, quand nous avons terminé le montage du film. Cela représente deux ans à chercher des images d’archives. Il y a beaucoup d’images d’archives qui proviennent de la télévision cubaine, certaines que nous avons obtenues… de manière plus ou moins légale, comme on dit, parce que certaines étaient censurées. Il y a des images de l’ICAIC, certaines étaient considérées comme perdues, et nous les avons trouvées à force de les chercher. Il y a des images de tous les fonds documentaires que nous avons trouvés, du fonds de l’INDER, qui est l’Institut du sport, et de la Bibliothèque nationale cubaine. Nous avons aussi trouvé des images à l’université de Miami, dans diverses archives américaines, et en Espagne aussi, à la Bibliothèque nationale, à la Télévision espagnole, dans le No-Do[1]… Nous avons cherché pendant deux ans toutes les images, photographies et images en mouvement, ainsi que les documents, avec différents documentalistes, y compris moi, dans trois pays. Le matériel trouvé était très complet.

LP – Ma prochaine question concerne les personnes interrogées. Comment les avez-vous trouvées, quels ont été vos critères de sélection ?

MMC – Nous avons fait une première recherche qui incluait des lectures, et nous avons écrit une sorte de première ébauche du scénario. Pour moi, le scénario d’un documentaire est une sorte de récit, de nouvelle dans laquelle exposer l’histoire que vous voulez raconter. Après cette histoire, qui faisait une vingtaine de pages, nous avons commencé une enquête approfondie, en interviewant des historiens, des joueurs, des témoins, qui pouvaient nous raconter un peu cette histoire que nous avions écrite. En même temps, nous faisions le travail de recherche de documentation, d’images, etc. Parfois, l’un nous amenait à l’autre. Ces interviews n’étaient pas filmées, c’étaient des interviews préparatoires. La plupart ont été faites à Cuba, mais ensuite nous en avons fait beaucoup aux États-Unis, à Miami, à New York –dans le cas de Bárbaro Garbey, que nous avons retrouvé –, ou encore en Espagne. Les gens nous renvoyaient les uns vers les autres. C’était un peu comme tirer sur un fil, et, à la fin, le fil devient une corde. Certains nous disaient : « Tu dois parler à celui-ci, tu dois parler à celui-là », ils nous donnaient les contacts. Nous avons fait environ 350 interviews, pour vous donner une idée de la dimension globale du travail. De ces 350 interviews, j’en ai choisi 40-50, pour le tournage. C’étaient les interviews qui me semblaient les plus significatives, non seulement pour les informations qu’elles donnaient, mais aussi parce que les témoins me semblaient être des personnages qui pouvaient le mieux raconter l’histoire. Et là, nous avons découvert, par exemple, le personnage de Vicente Anglada. Nous ne connaissions pas toute cette histoire, et nous ne l’avions pas écrite de cette façon dans le scénario. Et quand nous avons parlé à Vicente et à d’autres joueurs qui ont souffert de cela, nous avons changé le scénario. Et de ces 40-50 interviews tournées, à la fin il en restait 20-30 dans le documentaire. Ce fut un long processus de recherche et de décantation de l’information et surtout de l’émotion : qui raconte quoi, mais surtout comment toucher le spectateur ?

LP – J’ai une autre question, à propos de la réception du film à Cuba. Vous venez de nous dire que certaines images étaient censurées et difficiles à trouver. J’aimerais savoir si le film a été montré à Cuba, et s’il l’a été, quelle a été sa réception?

MMC – Officiellement, le film n’a jamais été montré à Cuba, même si tout le monde l’a vu. Nous avions conclu un accord de co-production avec l’ICAIC à l’époque. Ils nous ont rendu une série de services, nous avons payé un certain nombre de choses, et en retour ils avaient les droits du film à Cuba. Ils nous ont beaucoup aidés, la collaboration a été très bonne. Et quand ils ont vu le film, beaucoup d’entre eux m’ont félicité. Mais officiellement, c’était un film un peu controversé. Nous l’avons envoyé au festival de cinéma de Cuba, mais il n’a jamais été considéré comme reçu, ni présenté officiellement de quelque manière que ce soit. Cependant nous savons que même Fidel Castro l’a vu, et que c’est lui qui a donné l’ordre de réhabiliter Rey Vicente Anglada. Avant cette interview Anglada était un joueur complètement oublié, il était dans l’ostracisme total et travaillait dans un domaine qui n’avait rien à voir avec le baseball, et après cette interview, il a été sauvé. Il a fini entraîneur de l’équipe des Industriales, puis entraîneur de l’équipe nationale, et il a été revendiqué comme un symbole. Il a raconté son histoire une seule fois dans mon film, puis il ne l’a plus jamais racontée, même si je sais qu’il a été interviewé par les Américains. Le film a servi à lui rendre la place qu’il méritait dans l’histoire du peuple cubain.

LP – Peut-on donc supposer qu’aujourd’hui le film continue à circuler clandestinement à Cuba?

MMC – Je pense que oui. Toutes les personnes du monde du cinéma à Cuba, et beaucoup d’autres, avaient vu des copies illégales, même tous les fans de baseball, qui normalement ne s’intéressaient pas au cinéma. Je ne sais pas si les jeunes le connaissent maintenant. À Miami, le film a été présenté, au cours du festival de cinéma, et il a été projeté au cinéma Tower. Au bout du compte, ce n’était pas un film qui satisfasse à 100 % le secteur le plus dissident de Miami, ni qui satisfasse à 100 % le secteur du régime à Cuba. Je pense que dans ce sens, le film est assez équilibré.

LP – J’ai maintenant une question sur l’esthétique du film. Vous souvenez-vous de l’article de Nancy Berthier et Marianne Bloch-Robin sur votre film ? Elles proposent une interprétation de certains plans du film : les plans vides du stade, ou les plans de La Havane. Elles relient ce type de plans à des plans similaires selon elles dans le cinéma d’Ozu, ces plans sur lesquels il s’arrête sur certains aspects du décor, des plans qui n’apportent rien à la narration. Cette interprétation vous semble-t-elle vraie ? À première vue, il est curieux de relier votre film documentaire au cinéma d’Ozu.

MMC – Tout ce qu’un analyste dit sur un film est probablement valable, mais une chose est le processus d’analyse, une autre est le processus par lequel vous arrivez à cela.

LP – Oui, ce n’est pas une référence explicite à Ozu, loin de là…

MMC – Ozu est un cinéaste qui m’a toujours fasciné, précisément en raison de cette suspension du temps. J’avais déjà vu cela à l’époque, quand je tournais le film, ce qui explique l’influence de lui et d’autres cinéastes. Pour moi, il y a une influence plus directe de Ken Burns, le documentariste américain, qui a fait cette série documentaire sur le baseball, et surtout La guerre civile, qui est une merveille. Ce sont des références qui sont là d’une certaine façon dans El Juego de Cuba. En terminant le film, j’ai réalisé que c’était une histoire de désamour, plus qu’une histoire de la Révolution cubaine. Une histoire de mon amour pour la Révolution cubaine, et en même temps de mon désamour. Comme quand quelqu’un a beaucoup aimé quelque chose et que soudain l’illusion se brise, il est déçu par ce rêve. Et ce rêve apparaît sur ces images parfois, sur ces images du stade, qui pour moi étaient très claires quand je les ai filmées : tout à coup, le rêve révolutionnaire s’était vidé, il avait complètement dépouillé l’espace qui le représentait tant. Cette influence d’Ozu est probablement indirecte. Je me sens très chanceux et reconnaissant que Nancy Berthier et Marianne Bloch-Robin aient fait cette comparaison, parce que c’est une comparaison très noble.

LP – Pour ce qui est de ma dernière question, en réalité vous avez déjà répondu à plusieurs moments de l’interview et vous venez de le faire à nouveau en disant que le film est une histoire d’amour et de désamour envers la Révolution cubaine. Nancy Berthier et Marianne Bloch-Robin écrivent dans leur article que votre film est emblématique du positionnement générationnel de ceux qui sont nés dans les années 1960 et sont devenus adultes dans un monde marqué par la fin de la Guerre froide et des grandes utopies auxquelles la génération précédente, celle du baby-boom, avait cru, comme le communisme, mai 68 ou la Révolution cubaine. Elles disent que votre film est le film de quelqu’un qui appartient à cette « génération X » qui doit se positionner face à l’échec de ces grandes utopies.

MMC – Probablement. Oui, je pense que oui. Tous mes films ont à voir avec l’amour et le désamour, l’illusion et la déception, et mon positionnement en tant que narrateur consiste à essayer de raconter cela, mais sans prendre parti, en racontant les deux. Le mauvais côté d’un amour, ou le bon côté d’un amour qui se perd, c’est que c’était de l’amour, que l’on reconnaît que c’était de l’amour. Cette sorte de double face est quelque chose qui m’a toujours marqué, dans le regard que je porte sur les choses et les histoires. Si c’est générationnel, si c’est quelque chose de propre à ceux qui sont nés dans les années 60 ? Peut-être. Mais je me reconnais assez dans ce regard sur le monde. Comme le dit Jorge Perugorría dans le film El Juego de Cuba, dans les années 1960 ce n’est pas que Cuba était différent, c’est le monde qui était différent, parce qu’il y avait cette idée qu’on allait changer le monde. Et on n’a pas changé tout ce qu’on rêvait de changer, mais beaucoup de choses se sont transformées. C’est quelque chose que je crois, je ne sais pas si c’est juste quelque chose propre à notre génération, mais ça m’a clairement marqué.


[1] Le Noticiario Cinematográfico Español ou NO-DO (acronyme de Noticiario y Documentales) désigne les actualités cinématographiques hebdomadaires du régime franquiste, projetées dans les cinémas espagnols de 1942 à 1981 (Ndt., note de la traductrice).

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