« Batallas Íntimas », de Lucía Gajá (Mexique, 2016)

Le film Batallas Intimas de Lucía Gajá sera projeté le 9 octobre à 20h30 au cinéma Le Studio, à Aubervilliers! La projection se fera en présence de la réalisatrice et sera suivie d’un débat animé par Marianne Bloch-Robin et Véronique Pugibet.

Article préparé par Héloïse Van Appelghem

Affiche officielle de « Batallas Intimas »

Est-ce le sujet choisi d’un documentaire qui permet de le rendre « engagé » ? Ou bien peut-on envisager que les formes filmiques, par le montage, la mise en scène, construisent l’engagement d’un documentaire ? Ces questions sont légitimes, dans le contexte de la tenue du Festival documentaire de l’Institut des Amériques, qui pousse à nous interroger, chercheur.e.s, comme grand public, sur l’étiquette apposée au genre du documentaire, à sa possible puissance militante, et son degré de subjectivité. Proposer une réflexion sur le droit des femmes et leur émancipation, et dénoncer les violences sexistes qu’elles rencontrent dans le monde constitue déjà une forme d’engagement, et donc un premier niveau de discours. Ce discours social peut être appuyé par l’esthétisme de l’œuvre : le choix du cadrage, des angles de caméra, de la mise en scène (lumière, colorimétrie, sons…) et du montage va faire émerger des problématiques sociologiques et anthropologiques propres au sujet du film. L’approche gender studies induite par le thème de Batallas Intímas fonctionne de pair avec une lecture esthétique par l’analyse filmique des paramètres audiovisuels, comme je tâcherai de le montrer dans cet article.

En premier lieu, le documentaire réalisé par Lucia Gajá choisit de raconter l’histoire personnelle de cinq femmes, dans cinq pays différents, ayant souffert d’abus et de violences domestiques. Le film s’engage ouvertement sur la question du droit des femmes et des violences physiques et sexuelles à leur encontre, prenant le temps de dérouler l’expérience difficile de chacune, pour ensuite proposer un discours inspirant sur la résilience. En effet, comment dépasser un trauma ? Peut-on se reconstruire lorsque son intégrité physique, morale a été fragilisée, bafouée, détruite ? Est-il possible de reprendre confiance et de rester indulgente avec soi-même, de ne pas se culpabiliser pour les violences dont on a été victime ? Comment faire ressurgir sa force intérieure, vitale, et inspirer d’autres victimes de violences ? La réalisatrice fait émerger ces questions par une mise en scène et un montage au service du récit. Il est intéressant de voir comment les formes filmiques et visuelles servent un propos social et politique engagé et permettent de célébrer des individualités féminines fortes.

En effet, Lucia Gajá ouvre son documentaire par des images de mariages, présentant métaphoriquement l’idéal du bonheur conjugal. Ces images entrent d’emblée en contradiction avec le reste du long métrage qui relate les parcours difficiles de femmes enfermées dans la violence domestique. D’ailleurs, après cette introduction mettant en scène la construction sociale du couple hétéronormé, le choix de plans fixes sur des fenêtres de maisons et d’appartements, sans aucune ouverture, parfois composées de barreaux faisant écho à l’enfer pénitentiaire, permet de souligner le caractère aliénant et oppressant du foyer domestique, lieu des violences conjugales.

De même, pendant tout le documentaire, chaque portrait répond aux autres par le montage, notamment lorsque toute une séquence en montage parallèle présente un plan taille de chaque femme, de dos, regardant la ville  – prenant astucieusement le contre-pied de l’œuvre Jeune homme à la fenêtre (1876), du peintre Caillebotte[1], qui est un exemple visuel de la domination masculine (théorisée par le sociologue Pierre Bourdieu[2]), doublée d’une vision politique : un homme debout regarde une femme qui passe dans la rue (sans qu’elle en ait conscience), depuis son salon parisien, en position de force, en tant que riche bourgeois spectateur du monde face à sa proie féminine.

Ces portraits placés les uns à côté des autres par le montage traduisent l’idée de vases communicants entre ces femmes. Leurs souffrances sont partagées et rendues universelles, tout comme l’est leur résilience présentée par différents moyens, que cela passe par la voie juridique, le monde du travail ou le cercle familial (le travail sur la colère et la gestion de la violence auprès des jeunes pour l’une, l’enseignement dans une école, le divorce et la thérapie pour une autre, par exemple). Ce montage parallèle souligne ainsi la façon dont chaque parcours de femme répond aux autres.

En ce sens, ce long-métrage rappelle le film documentaire #Female Pleasure réalisé par Barbara Miller (2018) qui montre comment la sexualité féminine a pu être réduite, brimée, cadenassée à travers les âges et les religions, à l’aide de cinq portraits de femmes du XXIe siècle dans cinq pays différents (Etats-Unis, Japon, Royaume-Uni, Inde, Allemagne). Dans la lignée du mouvement #MeToo et #BalanceTonPorc, le documentaire de Barbara Miller prolonge celui de Lucia Gajá, en montrant la résilience par la dédiabolisation de la sexualité et du plaisir féminin, et donc par une réappropriation corporelle et identitaire. C’est ainsi la force du montage, aussi bien dans Batallas Intímas que dans #Female Pleasure, qui permet de relier les récits entre eux, dans une dimension universelle, et d’alimenter un discours puissant sur le système patriarcal, protéiforme selon les pays, en montrant ce qu’il impose aux femmes, de la sphère publique jusqu’à la sphère privée ainsi que dans le domaine de l’intime – comme l’indique très justement le titre même du film : il s’agit bien de « batailles intimes ».

En effet, les violences faites aux femmes concernent l’espace privé comme l’espace publique. Ils produisent et reproduisent des rapports sociaux de domination, où le genre joue un rôle fondamental. Comme l’explique Henri Lefèbvre dans son ouvrage La production de l’espace[3], l’espace urbain est politique, car il est le lieu de luttes de pouvoir entre dominants et dominés. La sphère publique, en tant qu’espace de la mobilité, est assignée culturellement aux hommes. La maison, le foyer, bien que lieu de la féminité normée, peut être un lieu d’oppression pour les femmes victimes de violences domestiques, devenant captives.

C’est cette dichotomie entre espace privé et espace publique en lien avec la division entre l’espace féminin et l’espace masculin qui est mise en scène à l’aide du montage dans Batallas Intímas. Alors que les premières minutes du film présentaient l’enfermement du foyer par des plans fixes sur des fenêtres sans échappatoire, l’épilogue du documentaire fonctionne par un travelling arrière qui nous éloigne du lieu symbolique du foyer. Synonyme d’ouverture et d’espoir, le mouvement (marche des femmes, du train, de la voiture, de la caméra même) répond ainsi par contraste aux plans fixes et immobiles du début qui mettaient l’accent sur la fermeture et le lieu clos. Par les mouvements de caméra, la mise en scène et le montage, la réalisatrice montre que la résilience de ces femmes va se faire par le mouvement, en avançant, en étant tournées vers le futur. Ces dernières images illustrent l’idée finale de quitter la peur, et de redéfinir le foyer comme un « sanctuaire, un lieu d’amour et de sécurité », et non plus comme un espace d’oppression où s’exerce la violence patriarcale.


[1] Gustave Caillebotte, Jeune homme à la fenêtre, 1876, huile sur toile, 117x82cm, collection privée, New York.

[2] Pierre Bourdieu, La Domination Masculine, Ed. du Seuil, Paris, 2002.

[3] Henri Lefèbvre, La production de l’espace, Anthropos diffusion Economica, Paris, 2000.

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