Soleil Noir de Laura Huertas Millán (Colombie), « le trompe-l’œil documentaire »

Sol Negro sera projeté lors de la soirée courts-métrages proposée dans le cadre du Festival Le Cinéma Documentaire Engagé dans les Amériques. Cette soirée aura lieu le jeudi 10 octobre 2019, à partir de 20h00 au cinéma Le Studio à Aubervilliers et elle se composera de la projection de trois courts métrages : Ici (Cayetano Espinosa, 2017), Horse Day (Mohamed Bourouissa, 2014)et Sol Negro (Laura Huertas Millán, 2016). La projection se fera en présence de la réalisatrice de Sol Negro, Laura Huertas Millán et de l’association Cinémas 93.

Article préparé par Johanna Carvajal González et Maud Cazaux.

Laura Huertas Millán est une artiste et docteure colombienne formée à l’école de cinéma et d’art contemporain Le Fresnoy et aux Beaux-Arts de Paris. Depuis 2012, elle développe dans son travail cinématographique une écriture de la « fiction ethnographique » et interroge la possibilité d’une double-lecture de thématiques qui s’ancrent dans des questionnements sociétaux et politiques[1].

Photogramme extrait de « Sol Negro » de Laura Huertas Millán

Dans Soleil Noir, réalisé en 2016, la réalisatrice interroge la construction de la réalité et les contradictions de l’existence à travers une écriture qui joue sur les codes du documentaire et de la fiction. Huertas Millán projette ainsi le.la spectateur.trice dans la psyché du personnage principal : la cantatrice Antonia qui tente de reconstruire sa vie à travers les fragments de son passé. Cette oscillation entre le présent et le passé permet de rompre avec un temps linéaire et met en exergue le sentiment de perte et d’altérité de ses protagonistes. Ce mouvement contrarié est reflété par l’image d’un célèbre théâtre colombien en ruine qui apparait dans le film. En effet, pour la réalisatrice, « la ruine c’est la nostalgie d’un temps perdu, mais ça peut être aussi la possibilité d’une nouvelle ère[2] ». Cet espace théâtral est aussi celui de l’illusion. Soleil Noir interroge les apparences trompeuses et le caractère illusoire du film. Pour ce faire, la réalisatrice a mis en place un processus de réélaboration du scénario :

Bien que j’ai fait plusieurs versions du scénario, je n’ai pas voulu remettre ce document aux interprètes du film parce que je ne voulais pas qu’ils deviennent des corps qui reprennent une parole qui n’est pas la leur. […] À chaque répétition il y avait tout un moment de narration orale, de récit, tel que je le découvrais et qui se développait dans le scénario, mais qui était transmis aux différentes personnes concernées par le projet sous la forme d’échange par la conversation. On faisait la répétition en essayant d’avoir une sorte de trompe-l’œil documentaire pour que ça ait l’air le plus réel possible[3].

Le réalisme cinématographique est ainsi interrogé à travers un long processus de réécriture dont la performativité fait bouger les marqueurs de la narration classique. Soleil Noir est un film qui construit son récit de manière elliptique. Il emprunte à l’autobiographie son caractère intime et fragmentaire tout en construisant une fiction qui interroge la façon dont la mémoire, les peurs et les traumas se transmettent de génération en génération. Huertas Millán a choisi une écriture hybride qui mêle le récit personnel au collectif. Cette écriture interroge notre système de catégorisation, les limites que l’individu intègre par des injonctions sociales et la façon dont celles-ci imposent au corps une certaine forme de beauté et de représentation. Ainsi, la réalisatrice porte une attention particulière à la problématique de la spectacularisation du corps féminin. Comment le dispositif filmique peut-il notamment mettre entre parenthèses les stéréotypes de la maternité et de l’hystérie qui sont associés au genre et au sexe féminin ?

Photogramme extrait de « Sol Negro » de Laura Huertas Millán

Selon Huertas Millán, Sol Negro est « une interprétation basée sur une histoire de la vie réelle, mais dont le centre n’est pas la réalité de cette vie, mais plutôt une réflexion sur la filiation et sur la façon dont les choses se transmettent de génération en génération[4] ». Dans cette proposition, la voix constitue alors un moyen de traduire la polyphonie des existences. Tout d’abord la voix d’Antonia apparaît comme duelle, à la fois forte et mélancolique. Par la suite, la voix de la réalisatrice s’entremêle à celles des protagonistes et opère ainsi un renversement de l’énonciation. Grâce à ce dispositif, la réalisatrice nous permet de découvrir ce qui généralement se trouve hors champ et nous propose de construire ensemble un espace inédit.

Soleil Noir invite les spectateurs à découvrir et à reconstruire une histoire dont le récit est perpétuellement troublé. La difficulté de catégorisation travaillée dans le film, interroge le positionnement du.de la spectateur.trice, quitte à le.la laisser sans réponse. Huertas Millán développe ainsi une palette de nuances qui oscille entre l’ombre et la lumière, et où les protagonistes à la présence fantomatique nous invitent à traverser la frontière des apparences.


[1] https://www.laurahuertasmillan.com/bio

[2] Laura Huertas Millán, communication personnelle, 2 août 2019.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

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