Entretien avec Yohan Guignard, le réalisateur de Random Patrol

Par Soukayna Mniaï (CREA – Université Paris Nanterre)

Random Patrol est l’un des trois court-métrages sélectionnés pour l’édition 2022 du festival « Le documentaire engagé dans les Amériques ». Dans ce documentaire, Yohan Guignard nous emmène en patrouille avec Matt, policier dans l’Oklahoma, un état du sud des États-Unis.

Soukayna Mniaï : Qu’est-ce qui vous a amené à vouloir filmer un policier ?

Yohan Guignard : Je ne me suis pas dit que je voulais filmer un policier : j’ai rencontré Matt, et de cette rencontre est né le film. Après, j’ai nécessairement dû m’interroger un peu sur la fascination que je pouvais avoir à filmer cette figure qui en l’occurrence était policière. Il y a quelques années, j’avais fait un court-métrage sur du rugby amateur qui s’appelle Adieu la chair !, car je crois que la question de la masculinité et des formes de virilité défaillante m’intéresse beaucoup. Il y a quelque chose qui m’interpelle dans cette affirmation et dans ce désir de violence. Même s’il a le désir d’être représentant de l’ordre et de faire respecter la loi, Matt, en tant que policier, a quand même aussi un goût pour ce qui a trait à la confrontation physique. Et cela m’effraie beaucoup : la confrontation physique, la violence à l’état pur, c’est quelque chose qui m’angoisse un peu. Donc j’aime aller filmer les gens qui sont vraiment à l’inverse de moi.

Soukayna Mniaï : Et comment avez-vous connu ce policier, Matt ?

Yohan Guignard : Il y a quelques années, j’ai traversé les États-Unis en stop avec ma caméra, à la recherche de personnages. J’étais comme dans une forme d’errance, comme si je faisais des croquis avec un carnet, mais avec ma caméra. J’interviewais les gens, c’était ma façon d’être avec eux, de discuter avec ma caméra… Et j’ai été hébergé par Matt en couchsurfing, qui est une plateforme pour accueillir gratuitement des gens chez soi. Pour les voyageurs sans le sou, cela permet de voyager gratuitement, d’aller directement chez des locaux et de découvrir la vie des gens. Et sur la plateforme, il avait mis qu’il travaillait pour le gouvernement. Sur son profil, on le voyait en train de faire du stop, rien à voir avec le flic aux lunettes noires qu’on voit dans le film. Je suis donc arrivé chez lui et j’ai vu cette grosse voiture de police garée devant, comme à l’ouverture du film, et ça m’a vraiment impressionné ! Le lendemain matin, au lieu de poursuivre mon voyage comme prévu, je lui ai demandé si je pouvais rester un peu avec lui et le filmer. J’ai passé une journée entière à le filmer. C’était vraiment fascinant parce que j’ai été au commissariat avec lui, embarqué dans la voiture… Il a commencé à me parler de lui et il m’a un peu raconté son histoire… et je me suis dit qu’il y avait vraiment un personnage de cinéma ! Son histoire, c’était qu’il avait perdu les pédales à cause de la paranoïa inhérente à son métier. Il allait très mal, sa femme l’avait quitté parce qu’il pensait que tout le monde lui voulait du mal, il ne voulait laisser personne rentrer chez lui, c’était assez dur. Après son divorce, il est tombé dans une déprime et il était presque suicidaire, avec son flingue posé sur sa cuisse tous les soirs… Un jour il a entendu parler du couchsurfing, et ça l’a sauvé. Il s’obligeait à inviter des inconnus chez lui, c’était comme une thérapie pour lui. Il m’a raconté son histoire et m’a expliqué que le métier de policier est difficile parce qu’on croit que tout le monde est suspect, donc on se coupe du monde. Puis je suis rentré en France, le temps a passé, et j’ai pu retourner aux États-Unis soutenu par une boîte de production avec laquelle je développais d’autres projets. Je suis retourné le filmer, mais sans savoir si je pouvais faire un film sur lui.

Soukayna Mniaï : Il fallait obtenir des autorisations particulières ?

Yohan Guignard : Pas du tout, on était resté en contact et il m’avait seulement demandé d’écrire quelques paragraphes pour expliquer mon projet à ses supérieurs. Je l’ai fait et quand je suis arrivé, il me les a présentés, ils m’ont tapé sur l’épaule en me disant « Good luck! », et puis c’est tout. En fait j’étais intronisé dans le milieu par lui, et comme il était capitaine, un grade assez élevé, les gens m’acceptaient, parce que lui m’acceptait.

Soukayna Mniaï : Et lui, il a accepté sans souci d’être filmé ?

Yohan Guignard : Oui, c’est quelqu’un de formidable, il adore parler, il adore les gens différents de lui, il aime la discussion, la rencontre, et donc lui, il était ravi ! Il était quand même assez halluciné que je traverse les États-Unis pour aller dans sa voiture de flic et discuter avec lui : il me disait que s’il pouvait m’aider avec mon projet, alors pas de problème.

Soukayna Mniaï : Comment s’est passé le tournage ?

Yohan Guignard : C’était assez dense parce que je suis resté 15 jours, mais au final, je n’ai filmé que 5 jours dans sa voiture, parce qu’il a eu quelques jours de congés suite au drame qu’on voit dans le film. Pendant le tournage, j’étais accueilli chez lui, je baignais dans son univers. Quand je suis arrivé à l’aéroport et qu’il m’a accueilli, il avait son flingue posé sur le tableau de bord et il m’a dit : « En ce moment, j’ai toute ma famille chez moi, mes parents, mes enfants, c’est le chaos, tout le monde s’engueule ! ». Et puis il m’a regardé, et il m’a dit : « ça va être bien pour ton film ça. » Donc je me suis : « ok, je vais pouvoir filmer tout ce que je veux, c’est un allié parfait ! » Il m’a dit : « si tu veux vraiment faire un film qui est vrai et juste, il faut que je te laisse filmer tout ce que tu veux. » C’est cette grande confiance qui permet de faire un vrai film ! Pour le tournage, j’étais tout seul avec ma caméra. Le premier jour, j’étais caméra à l’épaule, je cherchais le film… Je savais que beaucoup de choses allaient se passer dans la voiture parce que la majeure partie de son temps se passe dans la voiture, mais je filmais quand même ce qui se passait au commissariat. Les premiers jours, on est allés interpeller des gens chez eux dans des appartements, pour des bagarres de couples, et je me suis vraiment demandé ce que je faisais là, en t-shirt, avec mes baskets, alors qu’eux avaient leur gilet pare-balle et leur fusil d’assaut. Je me suis dit que je n’étais pas tout à fait en sécurité, et que filmer ces gens chez eux… il y avait un problème moral. Au bout du deuxième jour, j’ai réussi à trouver le film en changeant la place de la caméra. Au départ, j’étais monté dans la voiture avec la caméra-épaule, et ce n’était pas très pratique. J’ai essayé de mettre la caméra sur pied, et là j’ai réussi à l’avoir dans mon cadre de façon propre et je me suis dit : « ok, le film, il est là ! » J’aime bien trouver l’écriture de mes films par le dispositif. C’est le dispositif qui induit l’écriture dans le sens : qu’est-ce qu’on regarde ? D’où on le regarde ? Et qu’est-ce qu’on va pouvoir raconter à travers ce qui se passe dans l’image et ce que cela induit du hors champ ? J’ai filmé chez Matt aussi, mais je n’avais pas le même blanc-seing de la part de sa famille que de sa part. Son père était là au début, c’était un personnage assez atypique et qui ne voulait pas être filmé. Mais il y avait une grosse confrontation entre lui et son père, donc je voulais vraiment filmer cela. Et avec son fils aîné aussi… Il y avait plein de choses qui se passaient que j’ai essayées de filmer. Et à côté, il y avait des tornades tous les jours donc j’ai filmé aussi le quotidien météorologique. Et j’ai également beaucoup axé mes recherches sur les armes à feu : il a tout un arsenal chez lui, donc j’ai pris le temps de filmer toutes ses armes posées sur son lit. Il m’a raconté l’histoire de chaque fusil, chaque flingue. On est allés au stand de tir, il m’a appris à tirer. J’ai essayé plein de choses au tournage, mais je savais que c’était dans la voiture qu’allait pouvoir se tisser quelque chose de beaucoup plus net.

Soukayna Mniaï : Dans le documentaire, Matt parle beaucoup de sa peur et de son stress, est-ce que c’était communicatif au moment du tournage ?

Yohan Guignard : Non, pas du tout. Le premier jour, quand je suis rentré dans l’appartement, je me suis demandé ce que je faisais là : même s’il n’y avait aucune raison d’avoir peur, je ne me sentais pas à ma place. Il y avait de l’adrénaline, le fait d’être derrière l’œilleton de la caméra qui me protégeait. Je n’ai pas du tout eu peur, ce n’est pas aussi anxiogène que lui le laisse paraître. Mais c’est sa manière à lui de le vivre, cela ne veut pas dire que cette peur n’est pas justifiée. Elle est justifiée parce qu’il y a beaucoup de bavures, de policiers qui se font tuer, de policiers qui tuent des gens… Matt avait tout autant peur de se faire tirer dessus que de tirer sur quelqu’un. Il a autant peur de lui-même que des autres. Il dit qu’il faut garder son calme parce que quand tu appuies sur la gâchette, tu ne peux pas rattraper la balle. On m’a aussi demandé plusieurs fois si j’avais eu peur de lui : absolument pas.

Soukayna Mniaï : Le tournage a eu lieu au printemps 2019, avant les grandes manifestations contre les violences policières qui ont suivi la mort de George Floyd, tué par un policier à Minneapolis en mai 2020. Mais il y avait déjà une forte mobilisation sur les violences policières portée par le mouvement Black Lives Matter depuis plusieurs années. Est-ce que vous aviez ce contexte en arrière-plan du documentaire quand vous filmiez ?

Yohan Guignard : Non, mais avec Matt on a parlé de politique, on a parlé du racisme, on a parlé des armes à feux, on a parlé de tous les sujets qui fâchent et il adorait parler de tout cela. Et même si je n’en parlais pas, il revenait là-dessus, pour se défendre : il disait que non, les policiers ne sont pas racistes, c’est juste une représentation de la société ; oui il y a de mauvais flics, et des études montrent que la plupart des racistes dans la police sont noirs américains, que ce sont eux les plus racistes. Il m’a déroulé tout l’argumentaire conservateur, contre lequel je ne pouvais rien faire. Mais j’étais aussi nourri de toute l’histoire cinématographique qui traitait de ce sujet-là. En réalité, je n’aime pas traiter frontalement mes sujets : j’aime bien qu’ils soient là, un peu en filigrane, et que le spectateur s’en empare. Mais je ne fais pas des films à thèse, ni des films militants. J’aime bien être proche de mes personnages et j’aime bien que ce soient eux qui se posent des questions et qui amènent les sujets plutôt que ce soit moi. Parce que même si ce sont des questions qui me travaillent, j’ai l’impression de ne pas avoir grand-chose à en dire. Ce sont des sujets importants mais j’aime bien aller filmer des archétypes, des gens qui forcément vont avoir un rôle dans la société de par leur position sociale et professionnelle, et qui sont confrontés à ce genre de questions sociétales. Moi j’ai l’impression de ne pas avoir de point de vue alors qu’en réalité j’en ai forcément un : j’ai un point de vue humaniste, plutôt de gauche… mais je pense que c’est pour cette raison que je fais des films, c’est justement pour me poser ces questions-là, pour m’y confronter vraiment.

Soukayna Mniaï : Est-ce que vous avez l’impression que l’accès que vous avez eu, et le fait que Matt se soit confié à vous, est aussi lié au fait vous ne soyez pas Américain, que vous soyez Français, que vous soyez un homme peut-être aussi ?

Yohan Guignard : Tout à fait. D’ailleurs, à chaque fois qu’il me présentait à des collègues qui demandaient : « Mais c’est qui ce mec avec la caméra ? » ; il répondait : « It’s a French guy, he’s just making a movie about me, he’s gonna be in France, don’t worry! » Donc lui était vraiment sûr que le film n’allait pas être vu, que c’était un petit film d’étudiant. Et quand je lui en ai reparlé dernièrement, il m’a dit : « Ah j’espère que personne ne le verra aux États-Unis ! » Donc pour lui, c’est l’ailleurs, et je pense que j’ai vraiment été aidé par cela.

Soukayna Mniaï : Et lui, il a bien aimé le film ?

Yohan Guignard : Lorsque je lui ai montré le film, il a mis du temps à me répondre. Il m’a dit : « Oui, c’est bon, on est en train de le regarder avec ma femme ». Et puis il ne m’a pas répondu tout de suite, je pense que le film l’a un peu remué. Après il m’a dit : « Bravo ! Bon c’est difficile de se regarder… je ne le voyais pas comme ça le film ». J’avais l’impression qu’il était un peu mitigé, mais il m’a dit : « Monica ma femme a trouvé que j’étais un homme formidable dans le film, elle a adoré donc super merci ! ». D’ailleurs il a pris sa retraite cet automne, et comme il adore voyager, avec sa femme ils viennent en Europe, donc ils seront là à Paris, ils viennent me voir.

Soukayna Mniaï : Dans le film il y a plusieurs fois ces plans de routes inondées, et à un moment vous faites le parallèle avec la situation psychique de Matt : qu’est-ce qui vous a amené à utiliser ce motif ? Comme vous le dites explicitement, on a l’impression que vous y avez pensé tout de suite au moment du tournage.

Yohan Guignard : Oui, en filmant, comme il y avait des tornades tout le temps, on voyait l’eau qui montait. Il y avait un environnement anxiogène naturel. C’est un peu une idée romantique, cette idée que c’est l’environnement qui suggère les émotions internes. Et au moment du montage on l’a renforcé. Le moment où je lui dis cela, c’est vraiment la monteuse du film qui a insisté pour que ce soit dans le film. Moi je trouvais la question un peu maladroite, mais elle est très bien parce qu’elle renforce un peu notre lien, on sent qu’on est plus proches.

Soukayna Mniaï : Est-ce qu’il y a des choses en particulier que vous voudriez que les spectateurs retiennent de votre documentaire après l’avoir vu ?

Yohan Guignard : Oui, je pourrais dire de ne pas avoir de préjugés sur les gens, même s’ils font tel ou tel métier, qu’ils sont à tel poste de la société. Mon rôle, c’est de trouver la bonne place, de ne pas juger les gens. Même si a priori certaines personnes pourraient penser qu’être flic fait de lui une mauvaise personne, moi non, ce n’est pas ainsi que je vois les gens et la société. Les policiers ne sont pas tous de mauvaises personnes. Il faut aller vers l’autre, il faut oser questionner chaque personne, chaque strate de la société, ne pas avoir de préjugés. Matt est très fier de son métier, très fier d’avoir servi son pays, c’est un conservateur pur et dur. Mais il est conscient de ce que cela veut dire, et c’est cette autoréflexion qu’il a qui a fait le film. Je n’ai pas voulu dire : « les flics sont des gentils, essayez de les excuser ». J’ai juste quelqu’un en face de moi qui se pose des questions et j’essaie de me mettre à la bonne place pour raconter une histoire.

Soukayna Mniaï : Et est-ce que vous avez d’autres projets de documentaire aux États-Unis ou dans les Amériques ?

Yohan Guignard : Oui, tout à fait. On est en train de travailler sur un film qui se passe dans l’Oregon, sur la bataille de l’eau dans un contexte de sécheresses dues au réchauffement climatique.

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